Apprendre à aller au-delà du management financier

Apprendre à aller au-delà du management financier

Le management financier domine notre monde et la réforme 2023 des retraites en France en est un bel exemple : une nécessité de rééquilibrage de comptes affirmée, mais mal expliquée, une solution unique imposée sans que les alternatives aient vraiment pu être discutées et comparées, une exécution à marche forcée ignorant la spécificité de certaines situations … et la perspective d’une situation explosive dont on ne pourra se sortir qu’avec des dégâts collatéraux (1).

Le management financier est né de la financiarisation de l’économie : l’entreprise aux capitaux familiaux adossée à un banquier local n’est plus. L’économie se finance auprès des capitaux flottants, nés des Pension Funds américains qui se sont depuis développés mondialement. L’interlocuteur à séduire et à rassurer, c’est l’actionnaire ou la banque, et il faut leur rendre des comptes sous forme de dividendes, de rachats d’action ou de taux d’intérêts.

Ce management financier s’est parallèlement doté d’une doxa simple, à ce jour toujours relayée par l’ensemble du monde universitaire, des écoles d’ingénieur et des business schools : on peut manager une entreprise par les chiffres. Des objectifs chiffrés sont fixés pour aligner tout le monde, puis un reporting mensuel compare les résultats à ces objectifs pour en surveiller les points à risque (chiffre d’affaires, coûts d’exploitation, frais généraux…).

On ne peut pas nier la financiarisation de l’économie et la pression que les marchés financiers exercent sur nos dirigeants. Pas plus que la nécessité de piloter des indicateurs pour garder un œil sur les points faibles.

Mais nous pourrions au moins tenter de nous remettre en question sur le choix des objectifs et les solutions. Deming nous alertait déjà dans les années 50 sur les dangers du management par objectifs, qui met la pression sur les résultats plutôt que sur les moyens, bascule l’organisation dans un mode d’exécution pure et l’empêche de développer ses compétences. La double croyance du management financier dans le management par les chiffres et dans l’obsession des résultats aboutit invariablement au sempiternel catalogue de solutions toutes faites, qui ont pour point commun d’être a priori mesurables sur le compte de résultats :

  • Pour augmenter le chiffre d’affaires, vous aurez le choix entre développer une gamme premium pour gagner en marge (sur un marché plus étroit et tout aussi contraint), vous battre sur les prix (rarement une bonne idée), acheter de la part de marché avec des acquisitions ou faire de l’expansion géographique (dans les 2 cas, c’est cher et incertain).
  • Le management financier sait aussi parfaitement réduire les coûts : contraindre les frais de déplacement est un de ses choix les plus évidents. Tout comme la réduction des headcounts (le nombre de salariés) qui seront souvent remplacés en douce par de l’intérim ou du consulting plus cher et moins au fait du contexte. Regrouper dans des shared services pour trouver des synergies ou externaliser des pans entiers d’activité dits non core (pas cruciaux pour le business) ont connu un boom incroyable dans les 30 dernières années, en théorisant par exemple le Fabless (externaliser notre industrie hors de France). Plus ancien, mais persistant, le ré-engineering des process, avec l’espoir d’en extraire des opérations inutiles. On citera aussi le recours aux achats dans des pays à plus faibles coûts (Low Cost Countries) qui ont fait le bonheur de la Chine, ou l’art de jouer sur les dépenses en capex (investissements) plutôt qu’en opex pour préserver le résultat opérationnel.

Le point commun de toutes ces solutions standard du management financier est qu’elles sont imposées et rarement challengées. Personne ne vient voir la réalité du terrain pour comprendre ce qu’il y a derrière les chiffres du reporting ou pour tester la solution envisagée. Aucune alternative n’est sérieusement examinée. Les dégâts collatéraux (perte de savoir-faire, démotivation, opportunités ratées, image de l’entreprise mise à mal, partenariats locaux dénoués…) ne sont pas mesurables en compta, donc ignorés. Le management de nos grosses boites est poussé à la loyauté par son salaire, les dettes qu’il ou elle a contractées, son titre et statut, et par le fait que la compliance dans l’exécution est plus souvent récompensée que la prise d’initiative.

Ces solutions toutes faites, gérées en mode projet, ont toujours une bonne tête sur un tableur : la comparaison des salaires d’un pays à l’autre rend l’externalisation tellement évidente ! Et le gain d’un sourcing en Asie est si indiscutable… qu’on ne le discute pas. On en découvrira plus tard les inconvénients : perte de savoir-faire, délais, stockage accru entre deux livraisons, coût des conteneurs et du transport, tensions sur la supply chain

Certaines décisions plus conséquentes, comme une expansion géographique ou le lancement d’une gamme invendable ou trop coûteuse, finissent par se mesurer sur le compte de résultats. Ces ratés chiffrables, comme une perte de chiffre d’affaires ou une explosion des coûts, seront isolés dans des frais exceptionnels, des pertes et profits, pour ne pas remettre en cause la continuité du résultat opérationnel d’une année sur l’autre. Et la conséquence de ce type de déboires sera peut-être de se séparer d’un manager inconséquent mais rarement, sinon jamais, d’apprendre ensemble des erreurs commises.

Il est donc nettement plus facile de faire du management financier que du management de terrain, apprenant, bref, du lean.

  • On peut montrer aux actionnaires que nous faisons de l’outsourcing, du Low Cost Country, des shared services, etc. (cochez la case), ce qui permet de montrer des initiatives rassurantes dans un temps court
  • Aller sur le terrain nous met face à nos erreurs de jugement, c’est douloureux. Il est plus tentant de s’appuyer sur des tiers sachants, internes ou externes, qui nous expliquent que ces méthodes éprouvées ont très bien marché ailleurs.
  • On peut d’ailleurs en sous-traiter l’exécution à des consultants qui cristalliseront sur eux le mécontentement, et rajouteront à leur facture une option « gestion du changement ».
  • La dégâts collatéraux des solutions mises en place ne sont pas chiffrables sur le compte de résultats, la carrière du décideur n’en est donc pas affectée.

Patrons et managers lean, une croissance durable et respectueuse de la planète passe, vous le savez bien, par une organisation apprenante qui cherche localement des solutions contextuelles, pour des clients qui sont des individus à part entière, indissociables de leur environnement. Ceci ne peut se faire qu’avec des équipes internes dont on renforce en permanence les compétences et les atouts personnels, plutôt que de les écraser de solutions standards qui ne tiennent pas compte de leur spécificité.

C’est un vrai travail à contre-courant du pur management financier, mais cela paie parce que :

  • Vous déléguez les mini décisions quotidiennes à un nombre croissant de personnes bien formées, loyales et qui réfléchissent à bon escient.
  • Votre implication sur le juste à temps et la qualité vous font régulièrement changer d’avis sur les urgences ou les points de friction, ce qui vous permet de vous mettre d’accord avec vos équipes sur les problèmes à traiter, pour pouvoir progresser ensemble.
  • Vos décisions court et long terme sont prises à partir d’une connaissance intime et quotidienne du terrain, du marché et des clients, donc plus pertinentes et avec moins de dégâts collatéraux.
  • Votre présence sur le terrain permet de redonner du sens et d’orienter les équipes sur des valeurs et des réflexes clés, comme la qualité, le souci du délai, la protection des gens (sécurité) et des ressources de la planète, au quotidien. Votre soutien des actions de kaizen retient les talents et en attire d’autres.

Nous ne supprimerons plus le management financier, il imprègne trop notre vie. Apprenons toutefois à le reconnaitre pour ce qu’il est et aller au-delà de ces solutions toutes faites.

Catherine Chabiron

(1) La Stratégie Lean de Ballé, Jones, Chaize et Fiume a théorisé ce type d’approche managériale sous l’acronyme 4D : Définir le point de réforme à faire, Décider comment y aller (augmenter l’âge légal de départ), Diriger l’exécution (le débat parlementaire mis sous pression du temps, le 49,3) et Démêler les problèmes qui en résultent.

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