Trouver une solution ou comprendre le problème ?

Trouver une solution ou comprendre le problème ?

Manon travaille dans un très grand hôpital de la région parisienne, au service radiologie/IRM. Récemment, un bureaucrate anonyme (à l’hôpital, les bureaucrates sont toujours anonymes, ces fameux « ils » qui se retrouvent dans les conversations des soignants…) a décidé d’améliorer le fonctionnement de l’accueil des patients. Un beau jour, des ouvriers sont venus installer un distributeur de tickets, comme dans certaines administrations, qui demande au client- pardon, je voulais dire, au patient- de choisir la catégorie de ce qu’il vient faire (chercher un résultat, venir pour une IRM, un scanner, une radio…), afin de disposer d’un numéro qui lui donnera un rang dans la bonne queue. Le hic, me confie Manon, c’est que près du tiers des patients qui viennent dans ce service  ne savent pas lire. Comment le sait-elle ? Oh ! Pas parce qu’ils le lui ont dit, bien sûr. Personne n’est heureux d’avouer être illettré. Elle le sait parce que lorsqu’il faut remplir le petit questionnaire obligatoire avant d’entrer dans le système d’imagerie, nombreux sont ceux qui ont « oublié leurs lunettes », et pour lesquels elle doit remplir les documents avec eux.

Alors bien sûr, prendre un ticket, lire les consignes, choisir la bonne case… beaucoup en sont incapables. Ils sont pourtant là à l’heure et ne comprennent pas pourquoi ils ne sont pas appelés… Et le personnel de l’accueil passe son temps à calmer les gens, venir les aider à prendre leur ticket, bref, c’est le bazar. Pourtant, ce système de ticket marche très bien dans d’autres cas. Seulement voilà, ici, ce n’est pas la même chose.

Adopter les meilleures pratiques inventées par d’autres semble une idée frappée au coin du bon sens. La plupart du temps il n’en est rien.

On reproche souvent aux gens de refuser ce qui n’a pas été inventé par eux (Not Invented Here), mais se demande-t-on si le contexte est exactement identique ? Dans certaines concessions automobiles, par exemple, des procédures ont été décrites sous forme d’intention plus que sous forme d’injonctions. Plutôt que d’exiger la fourniture d’une voiture de courtoisie pour les clients dont le véhicule est bloqué au garage, demander si le client dispose d’un moyen pour quitter la concession dans cette situation a généré des solutions différentes…. Dans des villes équipées de pistes cyclables, la mise  à disposition de vélos a rencontré le succès.

L’idéal de la best practice est un des fantasmes managériaux les plus répandus. Il s’agit pour simplifier d’identifier les meilleures idées, et de les imposer à tous. Curieusement, ça marche très rarement.

  • Best practice, l’idée de meilleure pratique ne tire pas vers l’amélioration ; une pratique est bonne à un moment donné, dans une situation donnée. Parlons plutôt de good practice !
  • « Si c’est bon pour eux, ça doit être bon pur tous » : la best practice devient souvent  une procédure ou un standard général, pour résoudre un problème prédéfini. Et curieusement, personne n’a envie de l’appliquer. Peut-être leur problème n’est-il pas exactement le même ?
  • C’est un faux-nez de management participatif. Sous-prétexte que l’idée vient « du terrain », que « ça vient des équipes », le management se dédouane d’une véritable réflexion avec chaque équipe (quel est le problème ICI qu’il faut résoudre ?)

L’usage idéologique du Digital est un exemple flagrant de ce détournement. Alors que le Digital peut indéniablement faire progresser les entreprises vers une meilleure efficacité dans la compréhension des clients et dans les solutions mise en place, il existe un risque majeur. Celui que les technologies Digitales deviennent des solutions à des problèmes… qui n’existent pas (ou ne sont pas les bons).  Il FAUT digitaliser tous vos tableaux… il FAUT donner des tablettes à tous les opérateurs… il FAUT faire faire cette activité par un cobot[1]… Peu importe si en réalité, la digitalisation de CE tableau enlèvera toute la dynamique d’équipe, si le travail de CET opérateur ne se conjugue pas facilement avec une tablette plutôt lourde quand il faut la porter toute la journée, si CETTE activité aurait pu être remplacée par un Karakuri kaizen[2] astucieux et 50 fois moins cher…

Plutôt que d’imposer les bonnes pratiques des autres, il vaudrait mieux s’assurer que l’on travaille sur les BONS problèmes, ici et maintenant. L’expérience montre d’ailleurs qu’il est beaucoup plus facile de faire partager les gens sur leurs problèmes que sur leurs solutions.

Pourtant, bien que les fausses bonnes idées de best practices mal employées, comme à l’hôpital, se multiplient, bon nombre de managers continuent de penser que c’est la clé de l’efficacité. Pourquoi ?

Certains psychanalystes, comme Irvin Yalom, pensent que pour contrôler l’angoisse de la mort (la certitude de disparaître un jour), nous voudrions réduire l’incertitude de la vie, mais qu’en réalité, ce besoin de contrôle réduit la vie elle-même, car on s’empêche ainsi de vivre. Par contre, accepter l’incertitude de la vie réduirait l’angoisse de la finitude.

Ainsi, dans le monde de l’entreprise, les managers souhaitent contrôler l’incertitude en proposant des solutions, plans d’actions, best practices, et ne font ainsi que réduire le champ des possibles. Il est beaucoup plus difficile de se laisser challenger par la réalité, en faisant face aux problèmes qu’elle nous pose, plutôt que de vouloir la maitriser en imposant des solutions aux problèmes qu’on veut résoudre (car ceux-là, on sait les résoudre…) même si ils ne sont pas les bons. Plutôt que de définir a priori quels problèmes il faut traiter, puis de décider comment faire et de se débrouiller ensuite avec les conséquences, ne vaut-il pas mieux chercher et comprendre les bons problèmes (ceux qui empêchent réellement votre équipe de créer la Valeur attendue) et construire et expérimenter avec les équipes des solutions innovantes et adaptées à ces bons problèmes ? Comme Allen Ward le disait dans son livre[3] « Plutôt que d’apprendre à surfer, la plupart des organisations conventionnelles cherchent à contrôler les vagues. Ça ne marche presque jamais ».

Pour dire les choses plus simplement, au lieu d’appliquer les bonnes idées inventées ailleurs, ne pourrions-nous pas plutôt arrêter les mauvaises idées imposées ici ?

Cécile Roche

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[1] Cobot : robot collaboratif

[2] Karakuri Kaizen : utilisation de machines mécaniques astucieuses et sans énergie au lieu d’appareils électriques ou commandés par ordinateur. La conception et la réalisation du karakuri se fait avec les opérateurs.

[3] Allen C. Ward, Lean Product and Process development; “Instead of learning to surf, conventional organizations try to control the waves! This almost never works”

Un commentaire

  • Michel Baudin

    Il y a un équilibre difficile à trouver entre d’un côté imposer des solutions toutes faites qui ne répondent pas toujours aux besoins spécifiques d’une organisation et de l’autre ignorer systématiquement les outils venus d’ailleurs et réinventer la roue dans chaque cas.

    Pour évaluer la pertinence d’un outil, John Seddon suggère les questions suivantes:
    1, Qui l’a inventé?
    2. Quel problème cherchait-on à résoudre?
    3. Est-ce que j’ai ce problème?

    Utiliser toujours les mêmes outils quelles que soient les circonstances, ça ne marche pas. Les méthodologies en 12 étapes qui évitent de réfléchir, ça ne marche pas. Arriver les mains vides et compter exclusivement sur la créativité des gens du terrain pour trouver des solutions, ça ne marche pas non plus.

    Ce qui marche, c’est d’avoir une riche panoplie d’outils et de méthodes à déployer suivant les besoins, et de savoir les adapter ou en développer de nouvelles si nécessaire. C’est savoir utiliser les acquis des 70 dernières années comme un levier, pas comme des contraintes.

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