Immersion dans une entreprise Lean du monde numérique – Chapitre 3

Immersion dans une entreprise Lean du monde numérique – Chapitre 3

Le troisième article de cette nouvelle série de Catherine Chabiron traite de l’approche de Theodo en matière de recrutement et de développement des talents, afin de garantir que les bonnes ressources sont là pour soutenir la croissance de l’entreprise à tout moment..

À l’occasion de ma troisième visite chez Theodo, un groupe français du numérique pratiquant le lean – lisez mes précédentes visites ici et ici – je cherche à comprendre comment ils parviennent à accroître leur activité et à recruter à la même vitesse. (Comme vous l’aurez lu dans les chapitres précédents, ils sont en croissance malgré la pandémie).

C’est Marie, la responsable RH du groupe, qui m’accueille aujourd’hui. Fidèle à sa parole lorsque nous avions planifié la visite, elle m’emmène directement sur son gemba. Nous rejoignons un groupe de jeunes hommes et femmes – tous masqués – qui discutent des questions à poser pour évaluer le profil d’un candidat lors du processus de recrutement. « Ce sont les Team Leaders en charge du recrutement, issus des différentes filiales de Theodo », confirme Marie. « Certains se consacrent entièrement au recrutement, d’autres seulement à temps partiel. Nous appelons leurs équipes les Growth Teams, car elles recrutent pour suivre notre rythme de croissance. »

L’équipe est organisée comme une communauté de pratiques et se réunit pendant 30 minutes chaque semaine pour partager des idées et des apprentissages. Le sujet du jour est l’entretien avec les candidats et Louis, l’un des Team Leaders, raconte l’expérience tirée d’une nouvelle liste de questions, inspirée du livre Who de Geoff Smart et Randy Street. Son objectif est de mieux évaluer les profils et d’améliorer le taux de réussite de Théodo en matière de recrutement. La discussion est franche, Marie guidant le groupe sur les points ouverts et les éléments de la liste qui pourraient être encore améliorés.

RECRUTER LES BONNES PERSONNES AU RYTHME DE LA CROISSANCE

Theodo est une galaxie de différentes entités, telles que la fintech Sipios évoquée dans l’article précédent, chacune offrant un éventail de services et de technologies dans différentes niches de marché. Comme le souligne Marie, « le groupe est engagé dans des activités de services sur mesure, et notre principal produit est vraiment notre personnel. Cela fait de chaque embauche une décision critique. » Sachant cela, Marie a vu très tôt la nécessité de développer les compétences des Growth Team Leaders.

 « Nous avons 215 embauches prévues cette année, en gros une par jour ouvrable », me dit-elle. « Pour suivre le rythme de notre croissance, mais aussi pour couvrir le turn-over ». Le taux de rotation du personnel de Theodo est inférieur au taux du marché de 23% – sur la base du type de travail et de l’âge moyen des membres de l’équipe – mais suffisamment élevé pour faire peser une charge importante sur les épaules des Growth Team Leaders.

La tâche n’est pas aisée. Il faut généralement 10 messages pour obtenir un rendez-vous téléphonique et 10 appels pour obtenir un recrutement. Même le recrutement d’une personne fraîchement sortie de l’école demande un investissement important en amont. Vous devez savoir où les trouver et suivre chaque étudiant en informatique dès sa deuxième année. La concurrence est rude, il faut donc repérer ses cibles et susciter leur intérêt. Les profils ciblés sont invités chez Theodo pour des formations gratuites ou à des sessions « vis ma vie en Dev » organisées par chacune des entreprises du groupe. « Nous pouvons même les accompagner sur une problématique spécifique avec une séance de speed-coaching gratuite », ajoute Marie. Vient ensuite le recrutement et là encore, le risque est que le recruteur ne soit pas assez convaincant ou ne repère pas une faiblesse dans le profil du candidat.

Le mode de pensée lean et la conviction générale de Theodo selon laquelle « les problèmes sont les bienvenus » aident les équipes à poursuivre leur progression. On demande régulièrement aux managers si le profil recruté est à la hauteur de leurs attentes et, plus encore, si l’équipe de recrutement a bien évalué le véritable potentiel du candidat. Apprendre des écarts aujourd’hui est le meilleur moyen d’offrir des recrutements meilleurs et plus efficaces demain.

Les Growth Teams doivent développer un large éventail de compétences. Elles se transforment en community managers, ciblant à la fois les étudiants à la recherche d’un emploi et les profils plus expérimentés déjà présents sur le marché du travail. Pour cela, elles doivent à la fois connaître le poste pour lequel elles recrutent – la plupart de leurs membres occupent en fait un tel poste et font du recrutement à titre d’activité secondaire – et savoir repérer les meilleurs profils. En tant que lean thinkers, ils expérimentent grâce au pilotage visuel et apprennent par le kaizen.

Marie me montre l’obeya virtuelle que chaque Growth Team a développée pendant la pandémie. « Vers le milieu de l’année 2020, entre la pandémie et le travail à distance, la plupart de nos Team Leaders ont commencé à être obsédés par la recherche de nouvelles recrues, et ont cessé d’explorer de nouvelles idées et de s’engager dans le kaizen », explique Marie. « Nous ne prenions plus le temps de réfléchir ensemble, comme nous le faisions lorsque nous étions tous au bureau. C’est pourquoi nous avons commencé à développer des obeyas virtuelles entièrement axées sur les questions et les risques que nous devions traiter. »

Ensemble, Marie et moi parcourons ces espaces de travail partagés sur l’intranet. Elle me montre quelques-unes des questions qu’ils se sont posées. « Je ne voulais pas leur donner de solutions, me dit-elle, mais plutôt partager les problèmes qu’ils devaient résoudre et les laisser trouver leurs propres réponses. » Les questions soulevées portent sur le respect des objectifs de recrutement, le respect des délais, la qualité, mais aussi sur le fait de savoir s’ils concentrent leur attention sur le bon sujet ou si l’équipe dispose de tout ce dont elle a besoin pour réussir.

Chaque équipe a bâti une réponse locale à chacune de ces questions, allant du plan de production et des kanbans à la matrice des compétences et au kaizen.

LA CONFIANCE EST LA BASE, APPRENDRE ENSEMBLE EST LE BUT DU JEU

Plus tôt dans la journée, j’avais eu une conversation très intéressante avec Julien, le PDG de Theodo France, l’une des principales sociétés du groupe et la première à avoir été créée. Le recrutement n’est pas le seul défi, il y a aussi la fidélisation et le développement des talents. Avec le travail à distance, l’anxiété créée par la pandémie et l’incertitude économique qu’elle entraîne, il y avait un risque énorme que les gens se sentent abandonnés, laissés pour compte.

Julien est bien conscient de ce risque. « Nous devons maintenir un sentiment de sécurité et de confiance dans l’entreprise. Avec le travail à distance, nous avons dû changer nos habitudes. Avant, on se réunissait au bureau, on faisait des réunions en stand-up et on écrivait sur les murs. Aujourd’hui, les gens travaillent souvent à domicile et rencontrent rarement l’ensemble de l’équipe au bureau. Nous avons donc mis l’accent sur la communication hebdomadaire, pour leur dire ce qui se passe, partager les bonnes nouvelles et les informer des risques ou des mauvaises performances. Nous les traitons avec respect. Ils ont besoin de savoir sur quoi nous travaillons et en quoi ils peuvent être concernés », me dit-il.

Alors, comment s’y prennent-ils ?

Tout d’abord, ils n’ont pas changé leur routine du lundi malgré le travail à distance. Depuis un certain temps déjà, ils tiennent une réunion asakai chaque lundi à 9h30, dans la pure tradition japonaise d’un retour rapide et régulier du patron sur le contexte et la stratégie de l’entreprise. La réunion se tient dans l’espace du dojo, et les gens peuvent y assister physiquement ou à distance en utilisant la solution technologique ad hoc, que l’entreprise a mise en place lors du premier confinement. La réunion asakai est l’occasion d’annoncer les nouvelles, bonnes et mauvaises, et d’expliquer ce que le groupe fait à ce sujet.

A 12h00, c’est l’heure du dojo – l’un des moments d’apprentissage et de partage chez Theodo. Animé par des top managers et ouvert à tous les Theodoers, le dojo enseigne les fondamentaux d’un tableau de bord de projet, un apprentissage utile pour les nouveaux arrivants (comment se déroule un projet, ce qui pourrait être amélioré, ce qui a mal tourné, etc.)

Par ailleurs, Julien a développé un programme interne de Theodo TV baptisé « Backstage », dans lequel lui, en tant que PDG, réalise chaque semaine de courtes interviews avec les membres de l’équipe, directement sur leur poste de travail. Ces interviews sont généralement l’occasion de partager une nouvelle pratique, une nouvelle solution qui pourrait aider les autres membres de l’équipe (comme un générateur de code pour initier un projet et rendre sa mise en place moins fastidieuse).

Julien et moi regardons un épisode de l’émission. Le ton est léger – les animations et les jingles de la vidéo nous rappellent que nous sommes bien dans le monde de la technologie – mais le contenu est sérieux. Le problème est décrit, la solution proposée et démontrée. Les vidéos se terminent généralement par un appel aux idées et aux contributions. « Ce contenu est accessible à tous chez Theodo. Nous trouvons que c’est un excellent moyen de mettre en lumière des idées d’amélioration et leur exécution, et de lancer des échanges et des discussions. C’est aussi une excellente occasion d’améliorer nos capacités de narration et d’utilisation des médias », ajoute Julien. Je souris en me rappelant le programme Kan-Pro lancé à la fin des années 70 par Toyota, qui avait un objectif similaire : favoriser l’amélioration, développer les compétences de management et renforcer les capacités de narration. Plus de 40 ans plus tard, le lean management est toujours au rendez-vous.

Mais il y a plus. « Je vois cela exactement comme les flux tirés par les camions d’expédition dans une usine. Les commerciaux nous parlent d’un nouveau projet avec un client lors de la réunion asakai, ainsi que d’une difficulté spécifique à laquelle ils sont confrontés, et je mets en évidence dans Backstage ce qui pourrait aider à résoudre ce problème. Le message que nous essayons de transmettre est que Theodo est un environnement de travail sûr, avec un contenu de qualité. Il n’y a pas de mal à parler des problèmes, et l’approche scientifique utilisée dans les démos offre un contraste rafraîchissant avec les fake news et les soi-disant conseils d’experts que nous entendons à longueur de journée dans les médias et sur les réseaux sociaux. »

Julien est fermement convaincu de la nécessité d’instaurer et d’entretenir la confiance dans l’organisation. Il me montre le site intranet qu’ils ont développé lors des premiers confinements. Il est totalement ouvert à tous les Theodoers et aborde des sujets tels que la stratégie de l’entreprise, comment choisir une chaise pour des conditions de travail à distance optimales, ou ce qui a été discuté lors du dernier asakai. Il comprend également une liste de tâches MIRN (Most Important Right Now –  le Plus Important Maintenant), avec une attribution à l’un des membres de la C’suite et un retour transparent sur ce qu’ils en font. La liste MIRN comprend des sujets tels que la formation, le suivi des bugs et la flexibilité. Il n’y a aucune restriction d’accès ; la transparence est totale.

Le retour d’information est également ascendant, avec des mesures anonymes régulières du NPS (Net Promoter Score) menées auprès des employés de Theodo. Julien prend également un petit déjeuner avec quatre à cinq personnes chaque semaine, regroupées par année d’arrivée, pour discuter avec elles de ce qu’elles aiment et de ce qu’elles n’aiment pas dans leur travail chez Theodo.

En y réfléchissant, cette façon de traiter les employés avec respect présente de nombreux avantages : on ne tourne pas autour du pot, on commence par les mauvaises nouvelles, on les écoute et on agit. La transparence totale responsabilise également chaque membre de l’équipe et lui donne les moyens de « vendre » Theodo à l’extérieur et d’accroître la notoriété de la marque.

UN PLAN DE DÉVELOPPEMENT POUR CHAQUE PERSONNE

Se sentir en sécurité et reconnu, c’est bien, mais ce n’est peut-être pas suffisant pour retenir les talents ambitieux. Je suis de nouveau avec Marie, qui me montre comment, pour chaque nouvelle recrue, il existe un plan de développement de carrière clair s’étendant sur six ans. « La filière management n’est pas le seul parcours de carrière. Nous avons aussi un parcours d’expert. Il s’agit de valoriser les gens en fonction de ce qu’ils apportent », dit-elle.

Progresser d’un niveau à l’autre n’est pas une mince affaire. Pour évoluer dans l’entreprise, vous devez convaincre un jury de pairs que vous avez les compétences requises pour le poste. Et vous serez mis au défi : on pourrait vous demander, par exemple, de répondre à des questions telles que « Seriez-vous prêt à travailler avec cette personne spécifique sur un projet difficile ? ». « Cette question soulève de nombreux points intéressants, comme la gestion des conflits, l’art de négocier avec les autres, la capacité à regarder le gemba du point de vue d’une autre personne », me dit Marie.

Elle admet qu’il y a eu des échecs par le passé. Elle n’a aucun scrupule à me montrer un modèle de maturité kaizen qui avait été appliqué comme l’un des critères d’avancement dans l’entreprise. Les gens devaient le suivre pas à pas pour atteindre le nirvana de l’innovation. « Nous avons constaté que l’innovation ne peut être convoquée par décret. Elle est beaucoup plus organique : créer les conditions du kaizen et de l’innovation a plus de chances de réussir qu’un modus operandi détaillé », dit-elle.

LES SENIORS COACHENT LES JUNIORS

Marie interrompt notre conversation, car elle a une réunion. C’est l’heure d’une séance de speed coaching avec Louis, le Growth Team Leader de BAM (une autre entreprise du groupe). « Chacun d’entre nous est régulièrement coaché par une personne plus expérimentée, et aujourd’hui, c’est moi qui coache Louis. Voulez-vous vous joindre à nous ? » me demande Marie.

J’y vais. Une fois que Louis nous a confirmé son accord pour que je sois là, Marie ouvre l’obeya virtuelle pour la Growth Team BAM. Le nombre de recrutements à réaliser, comme en témoignent les kanbans en attente, est énorme. Marie sonde Louis avec des questions prudentes : « Cet étalage de kanbans ne représente-t-il pas quelques mois de travail ? », « Cela ne risque-t-il pas de générer de l’anxiété pour l’équipe ? », « Quel est le minimum à atteindre pour ne pas pénaliser les clients et les équipes de BAM avec des retards, une mauvaise qualité ou une surcharge de travail ? ». Marie teste également la capacité de Louis à développer les compétences de son équipe par l’attribution de tâches kaizen. Mais elle n’oublie pas de célébrer les victoires, quand elle les voit.

Recruter, établir la confiance, partager le kaizen, parler aux communautés, créer un plan de développement pour chaque personne, écouter et coacher. Et, quand le profil est le bon, aider un team member à concevoir et créer une nouvelle entité en spin-off de Theodo, afin de couvrir une nouvelle niche du marché. Theodo expérimente tous azimuts l’utilisation du lean dans les ressources humaines.

Restez à l’écoute pour la suite, notre prochaine visite abordera une question intéressante. Comment faire un Gemba Walk dans un monde technologique virtuel ?

Article de Catherine Chabiron paru dans Planet-Lean.com. Catherine est auteure Lean et membre de l’Institut Lean France

Traduction par Marc-Antoine Guichard, Nicolas Villemain et François Lopez

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