Retenir les talents pour faire la différence

Retenir les talents pour faire la différence

Aloïs, à Bordeaux, apporte son soutien aux personnes lourdement handicapées et utilise actuellement la pensée lean pour limiter le turnover et accélérer le recrutement.

Travailler dans le domaine des soins à domicile peut être gratifiant, en ce sens qu’il contribue au bien-être des personnes malades ou en situation de handicap, mais il est certainement stressant. C’est ce que je découvre rapidement en me promenant dans le petit bureau «Open space » d’Aloïs avec le PDG et fondateur de l’entreprise, Arnaud Barde. C’est stressant parce que, tout d’abord, vous devez trouver des clients, mais aussi parce que vous devez attirer et retenir des employés pour des emplois qui exigent généralement empathie, professionnalisme et continuité de service.

Arnaud a fait le pari audacieux de se lancer dans  les services à domicile il y a quelques années, lorsqu’il a quitté la restauration, pour créer une entreprise qui aiderait les personnes en situation de handicap et les personnes âgées à domicile, sept jours sur sept et souvent 24 heures sur 24. Le travail comprend de la présence humaine et de l’assistance – par exemple pour emmener le patient faire une promenade, aller au cinéma, écouter de la musique, peindre ou lire avec lui – ainsi que des tâches telles que déplacer le patient du lit au fauteuil ou du fauteuil aux toilettes, l’habiller, faire les courses, cuisiner, repasser et aider aux soins infirmiers.

Arnaud a fondé Aloïs fin 2014 (il l’a baptisé d’après Aloïs Alzheimer) et a lancé une stratégie de Lean management pour l’entreprise en avril 2016 après avoir participé à un Lean Summit en France. Quatre ans après sa création, Aloïs emploie 130 personnes (soit 80 ETP) et s’occupe de 50 clients, dont la plupart ont besoin d’un minimum de cinq heures d’assistance à domicile par semaine.

Alors que je serre la main d’Arnaud ce jour-là, il me salue avec un sourire et, histoire d’amorcer l’entretien, je le gratifie d’un “Alors, comment va le business ?” La réponse d’Arnaud est un peu hésitante. Je soupçonne qu’il a un problème avec ses clients ou ses ventes de prestations, et je lui demande si c’est bien le cas. “Oh non,” dit-il. “Ce n’est pas notre problème. Nos clients nous sont fidèles et nous avons actuellement un taux de croissance d’environ 20 %. Notre chiffre d’affaires a été multiplié par huit depuis notre première année complète d’activité.”

“C’est quoi le problème, alors ?” je demande, un peu surprise par ce que je viens d’entendre.

“Notre problème cette année, c’est que nous ne pouvons pas répondre aux demandes d’aide que nous recevons, car nous ne pouvons pas recruter assez vite.”

Le prix horaire des soins à domicile est fixé par le Conseil Départemental de la Gironde (le payeur) et non par Aloïs. Il va sans dire que la vente d’un service aux personnes en situation de handicap, à un prix premium, alors qu’elles n’ont pas d’autres revenus que l’aide gouvernementale aux handicapés, n’est pas une option. Cette contrainte, combinée au fait que l’emploi n’exige généralement pas un niveau élevé de formation et d’éducation, a pour conséquence que les employés embauchés sur ce type de prestation ne peuvent percevoir que des salaires assez bas. En même temps, c’est un travail exigeant. Ajoutez à cela la récente reprise de l’offre d’emploi en France et le taux de rotation traditionnellement élevé des employés des services à domicile, et vous comprendrez aisément sur quoi Aloïs doit se battre : malgré une certaine amélioration ces derniers temps, les employés quittent régulièrement l’entreprise et le recrutement reste difficile. Cette situation exerce à son tour une forte pression sur le reste du personnel.

L’historique de ces améliorations et de ces difficultés peut être lu sur le vaste système de tableaux de bord visuels que l’entreprise déploie. Les indicateurs clés montrent les taux de satisfaction de la clientèle, le nombre de nouveaux patients, le nombre patients perdus (malheureusement en raison de leur décès), la continuité du service (le pire mois de cette année chez Aloïs était de 99,6 %), les réclamations clients, le roulement et le recrutement des employés, les heures vendues, et ainsi de suite. Sans parler de la résolution de problèmes et des feuilles de suivi des tâches.

 

 

L’équipe de direction de l’entreprise est restreinte mais souvent présente sur le terrain pour soutenir les employés dans leurs tâches ou les former. Cependant, elle essaie de collaborer en participant à une discussion hebdomadaire sur les problèmes et à un “checkpoint quotidien”, avec Arnaud.

C’est impressionnant de voir le double défi stratégique défini par Arnaud au début de ma visite sous-tendre l’ensemble des données affichées sur les murs, et s’articuler autour de deux questions principales :

  • Comment attirer et fidéliser les clients ?
  • Comment attirer et fidéliser les employés afin qu’ils puissent mieux servir nos clients ?

 SUR LE TERRAIN, À LA RENCONTRE DES CLIENTS

Le bouche-à-oreille joue un rôle énorme dans ce domaine, et fournir un bon service et trouver un différenciateur clair peuvent rapidement attirer de nouveaux patients. Arnaud a une idée très claire de ce qui distingue Aloïs des quelque 233 concurrents présents dans le département : même si l’entreprise a commencé avec l’idée de fournir des soins à domicile aux personnes âgées, elle s’est rapidement tournée vers les personnes en situation de handicap nécessitant des niveaux de soins élevés. Selon Arnaud, c’est un créneau dans lequel Aloïs peut offrir un service de haut niveau que d’autres concurrents plus généralistes ne peuvent offrir. Aloïs propose également un service de soins infirmiers pour les patients trachéotomisés, pour lesquels 50 membres du personnel ont été formés (une compétence rarement disponible chez les concurrents).

Mais ce n’est pas tout. S’inspirant de l’idée lean d’aller voir sur le terrain, Arnaud a commencé à programmer des séances de «gemba»[1] de deux heures avec chaque patient Aloïs, chez lui, une fois par trimestre. En mentionnant cela, Arnaud sort de son tiroir une liasse de rapports d’une page pour me montrer comment se déroulent ces visites de «gemba». Lors de chaque visite, le patient et sa famille sont écoutés très attentivement, qu’ils partagent des commentaires positifs ou qu’ils soulèvent un problème, formulent une plainte ou suggèrent une amélioration.

“Parfois, j’ai aussi le droit d’observer des opérations comme soulever le patient du lit ou l’habiller, mais les gens sont souvent réticents à partager ce genre d’intimité avec une personne qu’ils ne connaissent pas bien, ce qui est compréhensible. Cependant, lorsque cela se produit, c’est la meilleure occasion que j’ai de détecter les douleurs et les contraintes que nous créons pour eux “, me dit-il. Une telle présence sur le terrain du patron de l’entreprise, dans mon expérience ; c’est du jamais vu, que ce soit dans le monde des soins à domicile ou dans la plupart des entreprises.

Ce souci du détail se poursuit avec les employés qui se relaient pour s’occuper des patients, les standards de travail (comment déplacer un patient, par exemple) sont définis, discutés, améliorés et consignés pour chaque patient. L’idée est d’offrir un service parfait, approuvé par le bénéficiaire, mais aussi de permettre une intégration efficace en cas d’arrivée d’un nouvel auxiliaire. Certains de ces standards de travail que nous vérifions lors de ma visite indiquent le “pourquoi”, mais Arnaud me dit qu’ils le devraient tous. Il a raison. D’après mon expérience, le pourquoi sur le standard de travail est très important : quand j’accompagne des sessions de résolution de problèmes, je vois de nombreux cas où le problème est en fait une perte de savoir-faire. Les tâches complexes décrites dans un standard de travail seront progressivement contournées parce que personne ne se souvient pourquoi elles doivent être faites, ce qui entraîne invariablement une augmentation des échecs et du «gaspillage». Certaines personnes dans l’entreprise savaient comment le faire à un moment donné, et pourquoi c’était nécessaire, mais comme le travail a été confié à d’autres et que personne n’a retravaillé sur la méthode pour éliminer ces tâches inappropriées, le message a été oublié.

Sur le thème des transferts, Arnaud a demandé à ses équipes de développer un protocole de formation très complet pour l’intégration d’un employé chez un nouveau patient, où le chef de groupe supervisera toutes les tâches et gestes nécessaires à ce patient, avant de laisser l’employé seul. L’un des indicateurs fournis par le patient est le sentiment de sérénité et de confiance qu’il éprouve avec le collaborateur d’Aloïs. Arnaud se souvient d’une visite trimestrielle au cours de laquelle il a vu le patient, un homme d’une trentaine d’années en situation de handicap, s’endormir la main de l’auxiliaire reposant sur sa tête. “Quoi de plus serein que ça ?” se souvient-il avoir pensé.

Les soins sont importants pour le bien-être des bénéficiaires, mais les stimuli provenant de la vie sociale le sont aussi. Il s’agit d’un aspect important offert par Aloïs, qui, au-delà des activités à domicile, organise un événement trimestriel pour tous les bénéficiaires et leurs auxiliaires, avec des activités allant du théâtre au karaoké, en passant par une visite guidée des vins de Bordeaux ou la fabrication du chocolat.

A la mi-2017, Arnaud a été invité à vérifier si cette approche de service ambitieuse n’aurait pas un impact important sur sa marge. Mais il voit les choses d’une autre manière : son intuition est qu’il doit d’abord travailler sur la qualité du service et le reste suivra. Il a raison : à la fin de l’année, la rentabilité était le double du niveau attendu. Comme mentionné précédemment, cette stratégie de différenciation est payante, et la croissance n’est certainement pas un problème pour Aloïs !

 

DEVELOPPER LA CONFIANCE, RETENIR LES TALENTS

A ce moment de ma visite, Arnaud et moi nous nous arrêtons devant un autre ensemble de tableaux de management visuel, où nous démarrons une longue conversation sur le problème d’attirer et de retenir les talents.

Le recrutement a été récemment un casse-tête, pour diverses raisons. De nouvelles recrues sont nécessaires à la fois pour développer l’entreprise (il faut parfois jusqu’à six auxiliaires se relayant pour assister un patient jour et nuit, sans parler des remplaçants, au cas où) et pour remplacer ceux qui partent.

Pendant que nous parlons, je rédige sur une feuille de papier le modèle causal de cette situation compliquée :

Mais le recrutement n’est pas si facile : entre la reprise du marché de l’emploi français et le fait qu’Aloïs n’est pas encore très connu, l’entreprise n’a pas vraiment construit une base solide de candidats potentiels.

 

Dans ce type de scénario, vous avez deux options (aucune d’entre elles n’est idéale) : la croissance s’arrête, ou le personnel d’Aloïs se retrouve aux prises avec une continuité de service à assurer pour les patients 24h/24 et 7j/7 – sans parler des services d’astreinte sur les autres – avec le risque de mettre à rude épreuve des ressources rares et de générer encore plus de « turn-over » ou d’absentéisme.

 

Arnaud confirme les trois mesures qu’il a prises avec ses équipes pour tenter de résoudre ce problème : “Nous avons réfléchi à la manière dont nous pourrions construire une base de données sur des pistes de prospects, en plus du partenariat très solide que nous avons développé avec l’agence locale pour l’emploi (qui comprend un cours de 12 semaines, se déroulant principalement sur le gemba). Et nous avons défini un takt time[2] pour cadencer la réalisation des tâches permettant de construire cette base. Nous suivons maintenant nos réalisations par rapport au takt time.” Voir une tâche de bureau pistée au takt time, avec des discussions hebdomadaires sur ce qui est en retard et pourquoi, est une opportunité rare que je saisis avec plaisir.

“Deuxièmement, poursuit Arnaud, nous avons essayé d’accélérer notre processus de recrutement. Septembre a vu une amélioration après deux ou trois mois de tension.”

Enfin, et c’est la partie la plus intéressante, Arnaud et ses équipes ont tenté de s’attaquer aux causes profondes du problème (rotation du personnel et absentéisme). Les maux de dos sont par exemple préoccupants et proviennent du fait que les patients sont parfois réticents à utiliser un équipement compliqué et plutôt humiliant pour se déplacer ou être soulevés. Ils ne sont tout simplement pas conscients de la pression que cela exerce sur les auxiliaires quand ils renoncent à cet équipement. Arnaud envisage d’investir dans des ergosquelettes, similaires aux exosquelettes mais plus légers et plus adaptés pour transférer la force des jambes dans le haut du corps. Une autre cause d’absentéisme est la récurrence des maladies, comme la gastro-entérite : les auxiliaires ne peuvent pas s’approcher des patients quand ils sont malades, il est donc important pour Aloïs de trouver des moyens de prévenir les gastros.

Un autre point important est de convaincre les auxiliaires d’accepter d’être de garde. Ils trouvent cela stressant et mal payé. Plus généralement, comme nous en discutons avec Arnaud, le problème est que les quelque 120 auxiliaires d’Aloïs ne sont encadrés que par six chefs de groupe, soit 20 personnes pour un chef de groupe. Compte tenu des visites trimestrielles aux patients, du recrutement et de l’accueil de nouveaux auxiliaires, cela laisse peu de temps pour les kaizen[3], l’amélioration des standards, les points de contrôle quotidiens et les remplacements occasionnels de dernière minute. Arnaud envisage de développer une équipe d’experts pour prendre en charge les astreintes et les affecter en priorité aux nouveaux patients (tandis que les nouvelles recrues seraient affectées aux patients existants, où les standards sont bien connus et acceptés). Ces experts pourraient-ils jouer le rôle de chefs d’équipe, en animant des équipes autonomes plus petites que les équipes actuelles sur le gemba ? Le programme offrirait davantage de possibilités de carrière aux auxiliaires, ce qui augmenterait aussi l’attractivité d’Aloïs comme employeur.

Alors que nous terminons la visite, Arnaud et moi discutons longuement de ce qui est fait pour développer les compétences des auxiliaires. Il s’agit d’une autre façon d’aborder la rotation du personnel : si les auxiliaires de vie jouissent d’une plus grande autonomie dans l’exécution de leurs tâches et de la liberté d’améliorer leurs standards, leur intérêt pour le travail augmentera. Arnaud me donne deux exemples : “Nous demandons aux auxiliaires – et non aux chefs de groupe – de définir avec le bénéficiaire le programme opérationnel mensuel des tâches. De plus, lorsque nous établissons la planification pour le mois à venir, nous tenons compte de leurs propres contraintes pour ajuster l’horaire – que ce soit un rendez-vous chez le dentiste ou deux jours de congé pour assister à un mariage. Ils sentent ainsi que leurs besoins sont pris en compte.”

Le travail d’auxiliaire à domicile est stressant en raison de la gravité de l’état des bénéficiaires, mais c’est une belle mission, parce qu’il représente la seule alternative à l’hôpital ou à un centre de soins. Quand je demande à Arnaud ce qui l’a poussé à quitter la restauration pour travailler dans ce secteur, il prend le temps de réfléchir et dit : ” Je voulais retrouver du sens dans mon quotidien professionnel. C’était important pour moi.”

 

Article original de Catherine Chabiron,  lean coach et membre de l’Institut Lean France, paru le 17 octobre 2018 sur Planet-Lean.com, traduit par Alain Coupeté, révisé par Arnaud Barde.

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[1] Gemba : l’endroit où se déroule l’action

[2] Cadencement de taches

[3] Amélioration continue d’un procédé pour créer plus de valeur

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