La théorie du lean dans la pratique du conflit

La théorie du lean dans la pratique du conflit

Est-on sûr que tout va bien ? Je lis dans un magazine cette semaine que l’intérêt des Français pour le travail est passé de 60 % à 24 % en 30 ans. Que celui pour les loisirs a suivi la pente inverse. On devrait donc bien le vivre (même si on sait que Venise est morte de cette même maladie), mais personne n’est content.

Le climat social est lui aussi bien trop chaud. Ce que je perçois, dans le travail comme dans la rue, est une montée de la violence, de l’intolérance et un rejet d’à peu près tout.

Dans l’entreprise, les salariés veulent plus d’argent (en ce moment précis, on ne peut pas ne pas le comprendre) mais aussi plus de temps libre, plus de liberté de travail, plus d’autonomie, moins de stress, des bons chefs qui les développent, et si possible tout cela sans avoir à bouger de chez eux. Ils veulent du sens. C’est-à-dire, en général, comprendre la situation dans laquelle ils évoluent.

Dans l’entreprise comme dans la vie de tous les jours, le numérique est en train de changer radicalement les manières de faire et évidemment les relations que les individus ont entre eux. En fait le numérique tue la relation. Ce n’est pas un hasard si l’explosion du numérique coïncide avec l’apparition de ces fameuses pancartes avertissant que les violences faites aux quelques employés humains restants aux interfaces seront sévèrement sanctionnées. Ce qui fait le lit du décrochage des gens lassés d’être pris pour des denrées.

Je suis chef d’entreprise, et cette tension, je la vis tous les jours. Comment le lean, qui lui-même est basé sur la tension d’un flux de production, peut-il se poser en traducteur d’énergie pour éviter que les situations ne se dégradent ?

Revenons à la théorie du lean selon Toyota.

On comprend facilement que tout l’édifice repose sur les fondations issues des bonnes relations, de la satisfaction des employés et de la confiance mutuelle. Pas de lean sans cela. Pour créer cette confiance et cette satisfaction, il y a des outils très clairs et très puissants. La satisfaction des salariés est liée à la stabilité grâce à une charge lissée, à des standards qui apportent de la confiance dans la méthode de travail, et surtout grâce au kaizen qui est déclenché soit à l’andon, soit quand les cartes kanban dérivent.

La confiance mutuelle est liée au 5S où on travaille ensemble pour s’approprier son espace de travail, aux A3 de résolution de problème (« Bad news first ») et évidemment au fait que les machines fonctionnent parfaitement. Tout cela traduit une harmonie entre le « safe » et « l’exciting » qui change l’approche du boulot car il devient plus clair.

Ce qui est parfois peu visible mais fondamental est que le lean est une stratégie qui apaise les rapports entre les gens car on s’occupe des problèmes ensemble, et que pour le faire on s’occupe des personnes individuellement. C’est ce que peu de sociétés comprennent en mettant en place des chantiers lean, mais toutes celles qui pratiquent le lean avec succès le savent pertinemment.

Patrons, lean officers, managers, chefs d’équipe, administrateurs, pour abaisser le niveau de conflit, il ne faut rien céder. Il faut encore plus qu’avant aller coopérer sur le terrain, là où les outils du lean montrent la bonne direction. Mais attention à la définition : le terrain, c’est l’interface précise entre le process (et donc aussi les gens qui y participent) et le produit, ce n’est pas où cela nous arrange. Par exemple, si j’étais militant écologiste et que je souhaitais faire une action sur le terrain, je n’irais pas m’attacher à un tableau dans un musée d’une capitale européenne. J’irais m’attacher aux grilles de la mine de cobalt de Shabara en république démocratique du Congo. De ce terrain-là, on comprendrait peut-être les choses autrement et les actions sur les solutions techniques imaginées pour limiter les gaz à effet de serre et protéger la planète seraient sans doute différentes. Mais ce n’est qu’une illustration.

Patrons, limitez au maximum les interfaces et le numérique qui complexifient et bureaucratisent tout. Ne lançons pas des changements ou des grands chantiers simplement parce qu’ils sont possibles ou parce qu’ils sont subventionnés.

Industriels, s’il vous plait ne cédons pas au chantage du temps court. Le temps est notre ami. Les écarts nous montrent là où il faut travailler (et là où il faut y aller vite), mais le temps a besoin de lui-même pour nous rendre meilleurs.

Les urgences sont souvent traitées plus efficacement par la lenteur réfléchie que par la précipitation tétanisante. La confiance n’est jamais le fruit de la vitesse, la confiance est une construction aussi solide qu’elle est longue à bâtir.

Ne soyons jamais trop pressés. Le futur a cette caractéristique : il arrive toujours. Et toujours trop vite.

Débranchons nos emails, nos alertes et les réseaux sociaux, et retournons sur le terrain, le climat sera plus serein. A Alliance-MiM, j’ai fait stopper les emails de 19:00 à 10:00 du matin pour que nos collaborateurs passent les heures en famille ainsi que les plus productives de leur journée à faire autre chose que répondre aux mails. En comparaison, se sevrer de l’héroïne est une partie de plaisir. Certains sont même partis. Mais après deux ans, on livre bien mieux et le climat est meilleur.

Chez nous, à l’usine, nous n’embrassons pas “the art of doing less“. Par respect pour nos clients d’abord. Et aussi parce que “learning by doing” n’a plus aucun sens avec “doing less”. Apprendre est la seule voie pour devenir meilleur. Si cela n’intéresse personne, alors nous vivons une véritable tragédie.

Restons sérieux.

Retrouvons le terrain, voyons loin, stabilisons ensemble les effectifs et les carrières. Attachons-nous à ce que les forces vives de l’entreprise soient là, sur place, physiquement et mentalement. Ainsi, le mot “sens” ne sera enfin plus ce concept creux. Il deviendra la direction de ce qui fait de nous ce que nous sommes vraiment. La planète compte nombre de gens très intelligents. Partout, sur tous les continents. Par contre, l’utilisation de cette intelligence pour créer une culture de la qualité est bien plus rare. Le lean le permet. Et ça marche.

Jean-Claude Bihr

Un commentaire

  • Medina

    À part la comparaison avec la mine de Cobalt en Afrique de l’Ouest c’est un texte intéressant. C’est toujours mieux de prendre des exemples que l’on maîtrise cela augmente la crédibilité du propos.
    Dont acte

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