Dans la théorie classique de l’organisation, la performance tient à trois éléments : les décisions des chefs, les gestes exécutés par les gens sur le terrain et les structures qui permettent d’organiser l’ensemble pour répondre aux challenges posés par le contexte. La mécanisation progressive des activités, depuis les tâches les plus lourdes dès la fin du XVIIIème siècle, jusqu’au service au client aujourd’hui, ont amené une confusion facile entre les hommes et les machines. Le management est devenu progressivement obsédé par le contrôle. Contrôle des décisions dans le cadre des objectifs, contrôle des comportements par les processus, contrôle des structures par la gestion. Progressivement, il nous est devenu évident qu’il faut forcer les décisions pour optimiser la rentabilité, forcer les comportements pour les adapter aux processus en place, forcer les structures pour les rendre plus rentables.
Cette approche directe et brutale permet d’obtenir de la coordination à grande échelle et, les dirigeants l’espèrent, des économies d’échelle. En pratique, à l’évidence, les résultats en sont très ambigus. Certes, le contrôle de tout, tout le temps, permet d’exécuter le plan, mais au prix de la qualité et de la maîtrise globale des coûts. L’obsession du contrôle par la subordination fonctionne lorsqu’on domine parfaitement une ressource, mais est très vite décevante dès qu’on se retrouve en situation de concurrence ou que le contexte bouge trop vite.
Qu’à cela ne tienne… les managers contrôlant peuvent expliquer qu’ils ont fait de leur mieux et que les mauvais résultats sont attribuables à des circonstances défavorables, à de la résistance au changement, ou au manque d’engagement des équipes de terrain. Leur explication est simple : les résultats ne sont pas au rendez-vous parce qu’on n’a pas su contrôler encore plus.
Ce réflexe est d’autant plus étonnant qu’on sait bien par ailleurs que les meilleurs résultats sont obtenus quand les équipes de terrain font preuve de jugeote et puisent dans leur savoir-faire pour trouver les solutions les plus adaptées aux problèmes que leurs clients, externes ou internes, leur posent. La performance est le fruit d’une suite de bonnes décisions et de gestes bien réalisés en situation, et peut-être de structures qui permettent de le faire, c’est-à-dire qui coordonnent les intuitions et les initiatives.
D’où viennent de meilleures décisions, de meilleurs gestes, une meilleure collaboration ? Pas des machines. Les automates les plus sophistiqués comme, par exemple ChatGPT, ne font que reproduire des règles inflexibles sans compréhension réelle du contexte. Les êtres humains, par contraste, savent percevoir ce qui se passe, particulièrement quand les choses changent, y voir des implications, inventer de nouvelles options et trouver de meilleures solutions. Contrairement à ce que les obsédés du comportement essayent de nous faire croire, ces idées et initiatives ne viennent pas d’habitudes, de programmes, de règles tellement bien apprises qu’elles deviennent automatiques, mais d’un processus purement humain de réflexion.
Les idées et les actions de chaque personne ne sont pas le produit de simples mécanismes, mais le fruit de processus mentaux issus de leur expérience, de leur savoir-faire, de leur compréhension du contexte, de leurs valeurs et de leurs intentions, comme une tapisserie qui se tisse de multiples fils. Ces processus sont complexes et difficiles à cerner. Un individu est souvent prévisible dans ses réactions mais tout aussi souvent complètement surprenant. L’obsession managériale du contrôle de la décision et de l’action essaye de court-circuiter ce processus pour ramener l’humain à la machine et… obtenir les résultats médiocres qu’on connait.
La révolution managériale du (vrai) lean est de s’intéresser au processus de réflexion plus qu’au contrôle des comportements. C’est le fil rouge qui explique le succès des outils inventés par Toyota, ainsi que toutes les interprétations absurdes qu’en font les managers contrôlants. Pour réfléchir, un humain doit formuler son plan, ce qu’il ou elle avait l’intention de faire, son raisonnement, le pourquoi du comment, puis comparer ce qui s’est vraiment passé avec l’attendu. Les écarts entre prévu et réalisé sont la principale source de réflexion, de remise en cause, d’analyse et au final de progrès.
Prenons les documents de travail standardisé, le plus taylorien des outils du lean. Non, il ne s’agit pas d’imposer la meilleure façon de faire pour garantir un résultat à six sigmas près. Il s’agit de montrer et d’expliquer la meilleure façon connue de faire un geste, pour que la personne puisse comparer sa propre performance à cet idéal et réfléchir à son geste, faire des hypothèses, expérimenter et changer des micro-gestes pour apprendre. Chaque personne suit un processus différent, donc chaque personne a des difficultés différentes, donc seule la personne elle-même peut découvrir réellement ce qu’elle doit changer. Certainement, elle peut être aidée par un mentor plus expérimenté qui peut pointer du doigts des opportunités d’apprentissage, mais au final, seule la personne peut apprendre.
Pour influencer le processus de pensée, il faut commencer par s’y intéresser : quelle est la perspective de la personne ? Quel est son bagage ? Quel est son raisonnement ? C’est pour cela que le kaizen insiste sur l’analyse (quel est le problème ? Où se trouve le point de cause ? Quels sont les facteurs ? Que peut-on essayer de changer ?) et l’expérimentation.
En ce début d’année, essayez cet exercice : la prochaine fois que quelqu’un vous surprend par une action qui vous paraît mal venue, au lieu de sauter sur « faut pas, tu devrais » posez-vous la question du processus mental qui a pu amener cette personne à cette réaction.
Dans son ensemble, le système lean est un ensemble de questions qui permettent de structurer ses propres processus mentaux : à quoi sont sensibles les clients ? Qu’est-ce qui explique les lead-times ? Quels sont les points difficiles à tenir en qualité ? Quelle est la charge de travail réelle qui pèse sur chaque personne ? Où est-ce que l’équipe s’en sort et où a-t-elle du mal ? Quelles idées d’améliorations ? Comment les personnes organisent-elle leur propre environnement de travail ? Quel niveau de maintenance est nécessaire pour s’assurer que les ressources sont disponibles et adéquates ? Si on réduit ces questions à de simples instructions, on en perd la substantifique moelle : faire réfléchir les gens sur leur travail.
Bien penser des bons produits (« good thinking, good products ») est un des plus vieux slogans de Toyota, qu’on voit encore partout dans les usines au Japon. S’intéresser à comment les gens pensent plutôt qu’à ce qu’ils font est une révolution copernicienne du management. Et puis c’est beaucoup plus fun et sympa ! S’intéresser à comment les gens pensent permet d’enrichir sa compréhension de ce qui se passe, tout en les encourageant à développer leur vie intérieure – bref, d’être plus des humains et moins des machines. C’est la révolution que je vous souhaite pour cette année nouvelle, et le plaisir de la redécouverte d’un monde où robots et AIs ne sont que des outils supplémentaires, pas des terminators.
Michael Ballé
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