Devenir administrateur ou garder l’esprit du Chief Engineer ?

Devenir administrateur ou garder l’esprit du Chief Engineer ?

Lancer une startup est bien plus « facile » de nos jours, comparé aux années 90. Incubateurs, plateformes de crowdfunding, business angels et aides publiques se multiplient et facilitent considérablement le démarrage de l’aventure. Et si on est un bon négociateur, on peut aussi attirer toutes sortes d’investisseurs. Beaucoup se lancent, mais on le sait, la grande majorité de ces startups en France disparaissent dans les 3 à 4 ans. Avoir une idée et se lancer n’est pas le plus dur. Le vrai défi, c’est de savoir transformer la bonne idée en un bon produit – et peu y parviennent.

Parmi ces entrepreneurs certains réussissent à trouver un marché, mais dès que leur jeune pousse commence à grossir ils se muent en administrateurs sous la pression du nombre de personnes à gérer et des objectifs fixés avec leur investisseurs. A force de chasser les Key Performance Indicators, ils perdent petit à petit la passion du produit et des clients, et passent plus de temps à exploiter leur idée qu’à l’enrichir. Ils perdent le goût d’explorer et d’apprendre, et créent (trop tôt !) des bureaucraties où les gens ne savent plus réfléchir. Mais lâcher le produit, c’est lâcher la croissance.

Il y a deux erreurs classiques qui conduisent à ce décrochage.

La première consiste à déléguer la conception du produit à des équipes de développeurs et de responsables produit. Les responsabilités se retrouvent alors réparties entre différentes personnes, chacune avec une compétence spécifique et une influence limitée. Les Product Owners ou Product Managers récupèrent et priorisent les demandes des clients et des différents départements de l’entreprise, et l’activité produit devient une machine à créer des roadmaps et des backlogs de fonctionnalités sans cohésion ni vision. Le produit perd petit à petit de sa magie, devient trop complexe et cher à maintenir. Quand cela commence à peser sur les revenus, c’est déjà trop tard.

La seconde erreur consiste à imaginer que le produit est seulement un outil digital. Nombre de startups intègrent dans leur modèle une app mobile, un site web ou une plateforme digitale, et la réflexion « produit » ne se fait que sur ces éléments. C’est le cas par exemple d’une startup qui propose un service de rénovation de résidences principales via une plateforme digitale. Une fois inscrits, les propriétaires obtiennent plusieurs propositions de design de la part des architectes de l’entreprise, puis sont mis en contact avec divers constructeurs pour effectuer les travaux. Les problèmes se sont accumulés dès lors que l’entreprise a grossi et la fondatrice s’est éloignée du service global qu’elle avait initialement conçu. Aujourd’hui, l’activité « produit » au sein de l’entreprise est prise en charge par une équipe composée d’un Product Owner, de développeurs et d’un spécialiste UI qui crée les maquettes de l’interface utilisateur de l’application. L’équipe est surchargée de demandes d’évolutions de la plateforme alors que les visites sur le gemba montrent que la majorité des plaintes client proviennent des plans et designs fournis par les architectes.  L’intuition initiale de la fondatrice était juste : du point de vue du client, le produit est bien une combinaison de plateforme digitale et de services associés.

Pour que nos startups aillent plus loin, il faut que nos entrepreneurs apprennent à garder et perpétuer la passion du produit au sein de leur entreprise, comme ils l’ont fait eux-mêmes à leurs débuts. Et pour cela, ils doivent apprendre à réfléchir comme des Chief Engineers et diffuser cet état d’esprit en interne.

Le Chief Engineer pense et vit « produit ». Steve Jobs, Walt Disney, Linus Torvald (créateur de Linux), Stan Lee (le père des BD Marvel), ou encore Coco Chanel étaient tous des Chief Engineers par excellence. Ils étaient des visionnaires, avaient une obsession viscérale de la qualité et de la satisfaction client. Ils étaient responsables de la création de leur produit de A à Z et de son évolution dans le temps, et ils savaient faire adhérer les gens à leur vision. Avec un sens artistique et une certaine excentricité, ils travaillaient sans relâche pour transformer leurs concepts en des produits dont les clients ne peuvent plus se passer aujourd’hui encore.  D’ailleurs, chez Toyota où ce rôle est né, le Chief Engineer est considéré comme le CEO du produit, bien que n’ayant pas d’autorité hiérarchique sur les équipes techniques. Il a cependant une grande influence et est généralement très respecté au sein de l’organisation.

Derrière cette image d’artiste ingénieux et de créateur de tendance, le Chief Engineer maîtrise une véritable pratique qui peut s’apprendre si l’on possède au moins la passion du client et du produit. Tout d’abord, il s’agit de se rendre fréquemment sur le terrain pour chercher les opportunités de création de valeur, chez les clients, les fournisseurs et les opérations. Ensuite, avec l’aide de l’équipe d’experts techniques et fonctionnels, s’appuyer sur quelques outils clés comme le Concept Paper et l’obeya pour :

  • Définir une vision produit claire et convaincante
  • Traduire les préférences des clients en un ensemble de performances mesurables
  • Faire des choix d’architecture innovants sans prendre le risque de dénaturer le produit et décevoir les clients
  • S’assurer de la cohérence du produit en résolvant les problèmes d’interfaces
  • Mettre en place un flux tiré pour faciliter la collaboration entre tous les acteurs du projet
  • Respecter le coût cible et la date de lancement prévue (le takt produit)

Alors au lieu de garder le nez sur les indicateurs et déléguer trop vite leur produit à des personnes qui n’ont pas le savoir-faire requis, nos dirigeants de startups doivent apprendre à s’approprier la pratique du Chief Engineer puis la transmettre. Toujours continuer d’approfondir leur compréhension de leur produit, du problème auquel il répond, des préférences des clients et des raisons qui les poussent à acheter, des émotions que le produit fait vivre, de l’effet de tel ou tel aspect technique sur leur satisfaction, des aspects qui sont les plus coûteux et pourquoi, et quelle est leur vision pour le rendre encore plus intéressant dans les prochains mois. Ces questions sont vitales pour soutenir la croissance, parce que l’entreprise, c’est le produit.

Sandrine Olivencia

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