Le produit commence bien avant l’usine !

Le produit commence bien avant l’usine !

Du Lean Manufacturing au Lean Engineering

Le Lean, le mode de pensée Lean, le management Lean, est la méthode de management la plus enrichissante qu’il soit ! C’est une méthode qui amène les collaborateurs à travailler sur les « vrais problèmes », en continu, suivant un rituel établi et surtout de manière addictive et fun : c’est entraînant d’avoir le sentiment de venir au travail pour apprendre, résoudre des problèmes concrets qui ont de la valeur pour le client !

TRIXELL est une société qui développe et fabrique des détecteurs plats pour des applications de radiologie numérique. Depuis une dizaine d’années, nous conduisons un plan de transformation Lean, en ayant commencé par la production, et maintenant la R&D. Initialement, nous avons déployé dans les ateliers l’approche 5S, le fonctionnement en Kanban, le flux continu tiré lissé, l’approche stop au premier défaut, et des démarches d’amélioration continue (Ishikawa, Kaizen, A3) associées à des cours techniques dispensés dans l’atelier. On avait réussi à mettre fondamentalement l’atelier en mode apprenant, dans la philosophie de l’approche Lean Manufacturing. L’ambition dans un second temps, a été d’étendre la démarche Lean au service d’ingénierie produit de l’entreprise.

La mission de ce service est d’assurer la maintenance de la définition du produit, le support technique à la production et aux clients, et la gestion du service après-vente. Le gap a été franchi en sortant des démarches Pareto(1) et en mettant sur des murs les problèmes vécus par les clients et par l’atelier. Ce pilotage visuel a été associé à un rituel quotidien essentiel : discussion sur les BAD NEWS FIRST (commencer par les problèmes remontés par les clients ou la production), et la pratique des 5 Pourquoi pour amener le groupe à décrire précisément les problèmes, et poser les questions qui permettront à l’équipe de raisonner et explorer l’arbre causal. Dans l’approche, le respect du takt-time de développement est essentiel, tel que je l’ai appris à l’Académie Lean Engineering, avec un rituel établi au rythme du besoin des clients.

En l’espace de quelques années, le collectif s’est transformé, en mode découverte, et chaque problème est devenu une opportunité d’apprendre : les use cases clients, la technologie utilisée versus les applications, le détourage des fonctions de perte, la compréhension des trade-off, sont perçus comme un énorme vivier d’apprentissage. Là aussi, l’équipe s’est mise en mode apprenant : les personnes se développent, s’entraident, le collectif avance sur la compréhension des problèmes rencontrés par les clients.

Récemment, j’ai eu l’opportunité de rejoindre l’équipe R&D de l’entreprise en tant que responsable du Bureau d’Étude Conception Mécatronique. Mon objectif principal est de maintenir et de faciliter une communication directe entre le Bureau d’Étude, l’atelier et les clients utilisateurs.

Comme dans de nombreuses entreprises, il existe une défiance notable entre la production et certains bureaux d’études. Les bureaux d’études peuvent avoir l’impression que leurs choix technologiques sont souvent remis en question par l’industriel. De plus, les progrès réalisés grâce à la démarche Lean Manufacturing peuvent être perçus comme une machine à amplifier les idées reçues : l’industriel est souvent vu comme un obstacle à l’innovation, remettant en question les choix de conception et provoquant une réaction inconsciente de la part du Bureau d’Étude, qui se retranche derrière les processus pour justifier son travail. En résumé, nous avons intégré le client dans l’atelier, qui s’est mis en mode apprenant. Cependant, en parallèle, les bureaux d’études restent très attachés à la maîtrise et au respect du processus de développement : Cahier des Charges -> Spécification -> Vérification. Le respect de ce processus est essentiel, bien exécuté et rigoureusement suivi. Tout est procéduré et tracé au travers du tunnel d’exécution (cycle en V), avec une information fortement hiérarchisée.

Les problèmes sont filtrés par les organisations : concrètement, les concepteurs des métiers ne sont pas en discussion directe avec les clients, la communication se fait par le biais de cahiers des charges et de spécifications. Ce sont les responsables d’architecture produit qui orientent, cadrent et et amènent l’équipe projet à prendre les décisions. La contrepartie et que le contact avec les vrais clients utilisateurs est dilué. On peut être amené à passer à côté de problèmes clients et l’inertie est importante pour corriger ou anticiper.

En regard de notre retour expérience en Lean Manufacturing, trois constats immédiats ont émergé concernant le fonctionnement du Bureau d’Etudes :

  • Le manque de visibilité sur les activités menées dans les espaces bureaux et les laboratoires d’essais, ainsi que sur la répartition des responsabilités.
  • L’insuffisance de compréhension des concepts techniques, des produits et des raisons qui sous-tendent les choix de conception, notamment en termes d’orientation client.
  • La difficulté à identifier et à traiter efficacement les problèmes, faute de visibilité.

Pour y remédier, une approche pragmatique a été adoptée, consistant à ritualiser les 5S, à afficher les concepts et à intégrer le client dans l’espace de travail.

1 – Visualiser

Au-delà de l’effet WAHOU et du bien-être apporté par la mise en œuvre des 5S dans un bureau d’études, cette pratique permet une meilleure visibilité des objets sur lesquels on travaille, favorisant ainsi les discussions sur ceux sur lesquels on ne travaille plus et les raisons de ce choix. Plus précisément, elle agit sur l’inconscient collectif en instaurant :

  • Un plus grand respect pour les pièces et les produits grâce à leur mise en valeur.
  • Une meilleure compréhension des raisons pour lesquelles certaines pièces ont été conçues et approvisionnées, de leur propriétaire, des motivations derrière leur création et, surtout, de l’intention initiale.
  • Une visibilité accrue des problèmes, facilitant ainsi les discussions et la résolution de ces derniers.

L’effet sur l’importance de l’accueil des personnes est primordial – on passe d’un inconscient collectif qui ne visualisait que des situations « d’échec » (des pièces non conformes, des prototypes abandonnés, un espace engorgé), à un collectif qui en conscience est dans un environnement agréable, où les concepts qui ont de la valeur sont visibles, et avec des espaces d’Obeya pour discuter des problèmes comme autant d’opportunités d’apprendre.

2 – Afficher, montrer les concepts

Quel concept ou caractéristique attend un client spécifique, et pourquoi le souhaite-t-il ? Cette question a poussé les équipes à approfondir leur connaissance du marché et des cas d’utilisation potentiels. L’objectif était de créer au sein de la zone bureau un espace dédié aux Concept Papers (3) en lien avec les prototypes exposés. Cela a généré un débat interne très riche, impliquant une équipe qui n’était initialement pas directement concernée. Auparavant, le Bureau d’Étude gérait principalement le développement des pièces mécaniques du produit, le procédé d’assemblage et le respect du planning projet. Il était donc assez éloigné des discussions avec le client et de la compréhension des émotions suscitées par le produit. L’organisation était habituée à répondre à un cahier des charges strict, avec une traçabilité rigoureuse des choix de conception en fonction des points de spécification. In fine on est passé à une approche collaborative, où l’équipe discute des concepts pour comprendre la valeur attendue par le marché et les émotions générées pour les clients. Par exemple, pour un produit de radiologie numérique portable, au-delà des performances techniques, on s’intéresse à la préhension, au toucher, au sentiment de légèreté, etc.

L’objectif est d’enrichir cette vision collective en explorant les raisons de l’échec des concepts abandonnés à l’époque. En revisitant l’évolution technologique et l’adaptation du marché, nous pouvons rapidement remettre en avant ces concepts. Les discussions générées par ce processus mobilisent les équipes, en particulier en encourageant la curiosité et l’expérimentation pour comprendre les besoins du client et y répondre par des concepts et des technologies appropriées. Les concepts et les raisonnements associés doivent être visibles et compréhensibles dans l’espace.

3 – Faire rentrer le client

Je pense que le défi le plus important, malgré les apparences, est d’amener le collectif à entrer en contact avec les clients. Comme dans d’autres industries, nos appareils de radiologie ont plusieurs types de clients : l’intégrateur de la solution dans un système, l’ingénieur biomédical, le directeur de l’hôpital, le manipulateur radio et, bien sûr, le patient. La question qui s’est posée est de savoir comment développer une obsession du client, et pas seulement de la spécification. Nous avons créé plusieurs opportunités directes d’interaction avec l’extérieur en envoyant plusieurs designers et concepteurs du service Mécatronique faire des visites immersives avec des manipulateurs radio du C.H.U. de Grenoble, participer à des salons de radiologie (comme la Journée Française de la Radiologie avec des radiologues) et, plus récemment, organiser un échange croisé avec Louis Manteau et Guillaume Couillard (2),Directeur du Groupement d’Hôpitaux Psychiatriques de Paris.

Ces opportunités ont permis aux concepteurs d’affiner leur compréhension de la manière dont les produits sont utilisés dans les hôpitaux, de la manière dont ils sont intégrés dans les systèmes et de la manière dont la maintenance est effectuée. De plus, du point de vue de l’animation du groupe, cela a permis d’introduire le concept de personae dans les discussions et de débattre des émotions associées.

Plus récemment, après avoir aménagé un espace dédié, nous avons saisi plusieurs opportunités de présenter des concepts aux décideurs clients dans l’espace de travail du bureau d’étude. Nous avons également mis en place une vitrine technologique « inside » (présentant les choix technologiques effectués pour garantir des fonctionnalités spécifiques et leurs coûts associés). Par exemple, en impliquant une responsable marketing et vente dans le développement d’un produit, nous avons permis à la personne en charge de l’étude de partager son processus de conception, de défendre ses choix et de recueillir les réactions de la responsable marketing (qui cherche à développer le business). Cette discussion permet au concepteur d’évaluer l’impact de ses choix et au marketing de faire le lien avec sa compréhension du marché. Le plus remarquable est l’émergence de facteurs clés de différenciation (key value driver) que le marketing peut exploiter. Et en parallèle cela stimule la prise de conscience par le concepteur que des ajustements technologiques mineurs peuvent considérablement améliorer l’attrait du produit (par exemple, passer d’un niveau d’étanchéité IP 67 à IP 68 ne nécessite pas un effort d’ingénierie important). Notre prochaine étape sera de mettre en avant les laboratoires de prototypage et de mise au point des concepts, et y amener les clients pour interagir et chercher à mieux se comprendre.

Que ce soit en Lean Manufacturing ou en Lean Engineering, il est crucial d’entraîner les collaborateurs à stimuler leur curiosité et leur ingéniosité en les incitant à se concentrer sur la résolution de problèmes. Les amener à raisonner par le questionnement, à identifier les vrais problèmes et à les résoudre efficacement. En Lean Manufacturing ou en Lean Engineering, les principes d’animation suivants sont essentiels, suivant un rituel bien établi :

  • Intégrer le client dans l’espace de travail.
  • Mettre en place un pilotage visuel simple pour identifier les problèmes.
  • Développer une image cognitive collective des problèmes.

Ces principes constituent les fondements d’un apprentissage collectif itératif : résoudre les problèmes progressivement (manger l’éléphant à la petite cuillère), faire évoluer le produit et apprendre par la résolution de problèmes.

En parallèle, l’application du concept de persona à l’échelle du Bureau d’Etude permet de libérer la créativité et d’encourager les collaborateurs à tester davantage d’idées. En personnifiant un client, en se rendant sur site clinique et en observant l’interaction des clients avec le produit, on dépasse la simple réponse au cahier des charges. Cette approche permet aux collaborateurs de trouver plus de sens à leur travail et de s’engager davantage.

Olivier Chomat

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Références :

  1. 1. les Pareto de problèmes représentent des stocks de problèmes impossilbe à résoudre globalement. Voir l’article de Jean-Claude Bihr L’imposture Pareto
  2. 2. Vidéo Guillaume Couillard Lean Summit 2024
  3. 3.Toutes les pratiques évoquées dans cet articles sont détaillées dans le livre Lean en Ingénierie : guide de voyage de Cécile Roche et Luc Delamotte chez l’Harmattan

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