Pourquoi vous écouterait-on ? Parce que vous savez de quoi vous parlez ? Parce qu’on a besoin de vous ? Parce que vous êtes chef ? Un des savoir-faire essentiels du Chief Engineer dans la méthode de conception Toyota, le Lean engineering, est sa capacité à faire accepter ses propositions pour faire avancer les projets sans autorité hiérarchique. Nous passons tous beaucoup de temps à faire approuver nos choix et faire adopter nos solutions préférées, mais nous nous posons assez rarement la question : pourquoi m’écouteraient-ils ?
Être crédible est un bon début. Personne n’écoute quelqu’un qui a la réputation de raconter n’importe quoi. La crédibilité pose le décor : vous savez, vous avez vu, vous avez une expérience réelle. Mais ce n’est que le point de départ, car la crédibilité est un ticket d’entrée qui rassure mais ne va pas jusqu’à donner l’envie d’écouter. Au-delà d’être crédible, il faut être intéressant. Et là, on change complètement de registre. Être intéressant, c’est apporter un plus qui fait bouger les idées de l’autre. Pas étaler son savoir et ses opinions, mais apporter un angle, un détail observé sur le gemba, une contradiction qui éclaire le problème autrement. Quelque chose qui provoque ce petit arrêt intérieur : tiens, je n’y avais pas pensé. Je me souviens encore quand, au Japon chez un fournisseur de Toyota, mon père m’a montré un camion à chargement par le côté et non par l’arrière et m’a dit : « regarde : c’est le chauffeur qui charge et décharge ce qu’on lui a préparé sur le quai, et chaque conteneur a un emplacement dédié dans le camion en fonction de là où il doit être livré. Ce n’est possible qu’avec du chargement latéral. » Puis, en poursuivant : « il faut qu’il charge et décharge très vite parce que le prochain camion va bientôt arriver – regarde, ils n’ont que deux quais. » Et c’est ainsi, en m’intéressant aux camions, que j’ai fini par comprendre ce qu’il voulait dire par « une usine est faite pour livrer, pas que pour produire. »
Pointer un symptôme négligé, questionner sur le vrai nœud d’un problème, faire une observation qui relie deux faits que personne ne reliait. Personne n’écoute pour être impressionnés. Nous écoutons quand ça nous fait réfléchir.
L’intérêt, à lui seul, n’a jamais déplacé une montagne. Dans une réunion comme dans un amphithéâtre, capter l’attention est nécessaire mais non suffisant. Séduire avec une idée brillante ou une formule frappante, cela peut intéresser quelqu’un – pour le voir repartir aussitôt à ses urgences sans avoir changé quoi que ce soit à sa manière de faire. Transformer cette écoute en action requiert un registre différent : savoir offrir une vision du futur suffisamment claire pour que chacun puisse s’y projeter. Cela commence par une lecture lucide du présent. Quelles sont les vraies forces à l’œuvre ? Où se prennent les décisions qui comptent ? Quels signaux faibles méritent d’être regardés de plus près ? Plus que simplement décrire la situation, il faut montrer ses implications, ses impacts : les opportunités qui émergent, les risques qui se dessinent, les trajectoires qui se ferment. Regarder du haut d’une colline, décrire la vallée, ses courbes et où sont les seigneurs et bandits pour que l’audience puisse voir différemment ce qu’elle a devant lui, mais aussi ce qui arrive au tournant – afin de négocier la sortie du virage.
Peu de gens bougent tant qu’ils ne voient ni où cela mène, ni par où commencer. Leur demander de se mettre en mouvement sans leur donner l’image du futur et la première marche, c’est comme leur dire de traverser une forêt sans carte et sans sentier. Ils restent immobiles, et c’est parfaitement compréhensible. Sortir de cette sidération nécessite en même temps un horizon et un pas suivant. L’horizon donne du sens. Il permet de comprendre pourquoi l’effort en vaut la peine, ce que cela peut changer, et comment chacun pourra s’y retrouver. Une image claire d’un futur préférable plus qu’une vision grandiose : un produit qui rend mieux service aux clients, un projet qui se déroule plus sereinement, une équipe qui respire mieux. Cet horizon transforme une action isolée en contribution à quelque chose de plus large.
Le pas suivant, lui, rend l’action possible. C’est la première pierre, concrète, accessible, que l’on peut poser sans tout réinventer. Une expérience à tenter, un point à vérifier sur le terrain, un essai limité dans le temps. Quand ce pas est clairement indiqué, l’effort ne ressemble plus à un saut dans le vide : c’est une petite avancée maîtrisable. Mettre les deux ensemble change tout. L’horizon motive, le pas suivant donne confiance. On n’agit pas parce qu’on a tout compris, on agit parce qu’on voit où aller et comment commencer.
Enfin, attention à l’appartenance. Changer de manière d’agir veut souvent dire changer de groupe de référence. Avant d’adopter un nouveau comportement, on se demande toujours, consciemment ou non : avec qui vais-je être si je fais cela ? Qui sont les gens qui fonctionnent déjà ainsi ? À quel monde j’appartiens si je m’y mets moi aussi ? C’est une question d’appartenance autant que d’efficacité. On adopte plus facilement une nouvelle façon de faire si on peut se projeter dans un groupe de référence auquel on a envie de ressembler. Le désir d’appartenance à un groupe de référence est ce qui motive une personne à se tenir à la nouvelle action qu’elle a entreprise. Dès qu’elle a franchi la première marche, elle va rencontrer des difficultés : maladresses, doutes, petits ratés. Si, à ce moment-là, le groupe de référence reste silencieux ou distant, l’élan retombe. Le changement redevient incertain, voire risqué.
Le soutien mutuel fait tenir dans la durée. Que le groupe montre que les efforts sont normaux, que les erreurs de débutant n’ont rien d’inquiétant, que chacun est passé par là. Un mot d’encouragement, un retour d’expérience, une aide pratique : ce sont ces gestes simples qui consolident la confiance et permettent de continuer. En somme, le changement individuel n’est presque jamais une aventure solitaire. On se met en mouvement parce qu’on peut s’imaginer rejoindre un groupe auquel on veut appartenir, et on persévère parce que ce groupe, une fois trouvé, ne nous laisse pas marcher seul.
Lorsque vous essayez de faire bouger les choses, il y a des conditions que vous ne maitrisez pas — le marché, les jeux de pouvoir en interne, les dispositions et compétences des équipes — et des leviers que vous maitrisez : comment vous allez présenter les choses. Il est très facile de se préoccuper plus de ce qu’on a à dire et du pourquoi du comment, que de se poser la question de la façon dont nos propositions vont être reçues. En revanche, être crédible et plus intéressant, proposer une vision plus claire, et clarifier le groupe d’appartenance visé, sont des leviers à notre main. Nous pouvons y travailler pour formuler nos messages de manière plus attirante – et donc plus convaincante.
Pourquoi vous écouterait-on ? Parce que vous vous en êtes donné les moyens.
Michael Ballé
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