« Zéro bug informatique ? c’est impossible ! » : et si nous changions de paradigme ?
Dans le monde informatique, une phrase revient comme une évidence : « Les bugs, c’est normal ». Chaque développeur, chaque chef de projet, chaque utilisateur en a fait l’expérience. Le 0 défaut est considéré comme une illusion. Les correctifs s’enchaînent, les régressions se multiplient, et la dette technique devient un horizon permanent. Cette résignation culturelle est si forte qu’elle en devient une norme implicite. Un exemple parlant : lors de la mise en production d’une application bancaire en ligne, une erreur d’arrondi sur les calculs d’intérêts a nécessité un correctif en urgence. L’équipe a bien sûr rétabli le service dans la journée. Mais personne ne s’est vraiment interrogé sur l’origine du problème : quel est le point de méconnaissance qui nous a conduit à cette situation ? quels gestes avons-nous mal réalisé, mal compris ? Avons-nous les conditions nécessaires à la réussite ?…. Résultat : quelques mois plus tard, une autre anomalie, de même nature, est survenue. Pourtant, dans les services IT comme dans les entreprises éditrices de solutions logicielles, deux grandes approches cherchent depuis plus de vingt ans à améliorer la qualité, la rapidité et la valeur livrée : l’Agile Scrum et le Lean IT. Toutes deux apportent des bénéfices tangibles. Mais elles ne partagent ni la même vision, ni la même profondeur de transformation. Ayant expérimenté les deux, je partage aujourd’hui succinctement avec vous quelques éléments.
Agile Scrum : une respiration pour les équipes, mais une amélioration locale
À la fin des années 1990, le modèle séquentiel dit waterfall montrait ses limites : projets interminables, fonctionnalités inutiles, insatisfaction chronique des clients. En réaction, Jeff Sutherland et Ken Schwaber ont proposé Scrum, officialisé en 2001 dans le Manifeste Agile. Scrum a apporté une rupture : des itérations courtes (sprints), des rituels d’équipe, un dialogue renforcé avec le client et surtout une capacité à adapter rapidement le périmètre. Dans mon expérience, ce fut une véritable bouffée d’oxygène. Enfin, nous pouvions livrer régulièrement, tester des fonctionnalités auprès des utilisateurs et ajuster le cap. La collaboration quotidienne et les rétrospectives régulières ont donné aux équipes une dynamique nouvelle. Un souvenir illustre bien ce tournant : sur un projet de gestion RH, les utilisateurs se plaignaient depuis des années que « la solution ne correspond pas à la réalité terrain ». En adoptant Scrum, nous avons pu montrer toutes les deux semaines des incréments concrets. Après trois sprints, une fonctionnalité clé (la gestion des congés en temps réel) était déjà opérationnelle. Le contraste avec l’ancien modèle « on attend deux ans et on découvre le produit fini » fut saisissant.
Mais au fil du temps, les limites sont apparues. Scrum agit essentiellement au niveau local de l’équipe en structurant des rituels de collaboration interne mais les dépendances inter-équipes restent un casse-tête ; la relation avec le management s’étiole, souvent sous prétexte de « protéger » l’équipe, la performance globale du flux de livraison n’est que très rarement abordée. Même les frameworks dits Agile à l’échelle peinent à dépasser ces blocages. En multipliant les rôles, les processus et les reportings, ils finissent par alourdir le système et détourner les équipes de leur mission première : délivrer de la valeur avec qualité et ponctualité. En somme, Scrum constitue une étape salutaire, mais reste un outil d’organisation locale plus qu’un levier de transformation systémique.
Lean IT : le zéro défaut comme boussole
Là où Scrum améliore la collaboration d’une équipe, le Lean IT s’attaque à la racine culturelle du problème : pourquoi considérons-nous encore qu’un bug est « normal » ? Inspiré du Toyota Production System, le Lean applique à l’informatique une philosophie de management et d’apprentissage qui vise à maximiser la valeur pour le client en éliminant les gaspillages et en transformant l’organisation dans son ensemble. Le Lean IT ne nie pas la complexité des systèmes informatiques ni l’idée que des erreurs peuvent survenir. Mais il refuse la résignation. Son ambition est claire : faire du zéro défaut un horizon de travail collectif. Pas un idéal naïf, mais une boussole qui oriente chaque décision, chaque geste, chaque apprentissage. Le zéro défaut comme horizon La différence culturelle est fondamentale : là où beaucoup d’équipes considèrent encore les bugs comme « inévitables », le Lean change de posture. Chaque anomalie devient un signal d’apprentissage. L’équipe s’interroge systématiquement : qu’avons-nous manqué ? que devons-nous apprendre pour que cela ne se reproduise plus ? Ce renversement culturel installe la qualité comme objectif collectif, une responsabilité partagée et non comme une simple contrainte. Un team leader me racontait : « Avant, quand on trouvait un bug en recette, on parlait d’un problème de test. Aujourd’hui, on cherche à comprendre comment améliorer l’étape, mieux réaliser le geste technique, dans le processus ; tout devient une opportunité d’amélioration. »
Rassembler les équipes autour de la satisfaction client
Le Lean IT ancre son action dans la valeur perçue par le client. C’est en amont, au moment de la conception, que la question de la qualité d’un produit débute. Comprendre le besoin réel, clarifier les attentes, éliminer les ambiguïtés et tester les hypothèses dès le départ, c’est déjà éviter des bugs futurs. Le Lean IT insiste donc sur le rôle central de la satisfaction client et de la conception collective (cf. Lean Engineering). Plus les équipes s’accordent tôt sur la valeur à créer, plus elles limitent les défauts en aval. Cette orientation conjointe construit une ambition commune : concevoir et délivrer ce qui crée réellement de la valeur, au bon moment et avec la qualité attendue.
Le flux comme principe directeur
La qualité se construit aussi dans la maîtrise du flux de livraison. En définissant et en comprenant chaque étape — de la demande client jusqu’à la mise en production — le Lean vise à faire en sorte que chaque pièce soit « bonne du premier coup ». Réduire les files d’attente, les reprises ou les validations multiples ne rend pas seulement le système plus rapide : cela augmente mécaniquement la qualité du produit, car chaque livraison intermédiaire est conçue comme un incrément solide et fiable. Chaque collaborateur (analyste, testeur, développeur…) est incité à auto-contrôler son propre travail selon des critères qualité définis collectivement. A chaque étape du flux, chacun est responsable de se questionner sur la qualité de ce qu’il produit et incité à ne pas transférer de la non-qualité à l’étape suivante. Ainsi, l’équipe évite des reworks, des perturbations dans les livraisons, donc des attentes et retards.
La coopération inter-équipes pour un apprentissage collectif
En informatique, aucun produit n’est le résultat d’une seule équipe. Les systèmes sont intégrés, interdépendants, et nécessitent une forte collaboration entre développeurs, testeurs, métiers, exploitants et utilisateurs. La coopération transversale devient alors une condition de la qualité : chacun apporte sa compréhension et son expertise pour éliminer en amont les défauts et les dysfonctionnements. Et c’est en combinant cette coopération avec une culture de kaizen — apprentissage et amélioration continue — que les équipes progressent ensemble vers moins de défauts, plus de fiabilité. Ce maillage permet d’accélérer la résolution des dépendances et de partager la responsabilisation sur les résultats finaux. Le kaizen n’est pas une rétrospective périodique ; c’est une pratique quotidienne qui soutient le Teamwork. Managers et opérationnels partagent la responsabilité d’identifier les causes profondes des problèmes, d’expérimenter des contre-mesures et de diffuser les apprentissages. Dans une équipe de support applicatif, chaque incident majeur faisait désormais l’objet d’une revue « cinq pourquoi ». Résultat après un an : une baisse de 40 % du nombre d’incidents, non pas seulement parce que les personnes étaient devenues « meilleures », mais parce que l’organisation avait appris collectivement.
De la remise en service à l’apprentissage en profondeur
Enfin, lorsqu’un dysfonctionnement survient, le Lean IT ne se limite pas à l’urgence de la remise en service, bien qu’elle reste prioritaire. L’étape suivante est tout aussi cruciale : comprendre en profondeur les causes racines grâce à des méthodes comme les « cinq pourquoi » ou le PDCA. pour éviter que le même problème ne revienne. Chaque défaut devient ainsi un tremplin d’amélioration et de résilience collective. Le concept japonais de Dantotsu, qui peut être traduit par la recherche radicale de la qualité. nécessite discipline et rigueur mais, appliqué à l’IT, il incite les équipes à ne jamais se contenter du « satisfaisant » ou du « correct », mais à rechercher systématiquement la meilleure qualité possible, la robustesse maximale et l’anticipation des problèmes. L’approche Dantotsu transforme la culture de l’équipe : chaque anomalie, chaque bug ou défaut n’est pas seulement corrigé, il est analysé pour comprendre la racine, améliorer le flux, et prévenir toute récurrence. Le Dantotsu pousse ainsi les équipes à dépasser la simple réaction aux incidents, en instaurant une démarche proactive de qualité et d’apprentissage permanent. En IT, viser le Dantotsu signifie que chaque fonctionnalité livrée n’est pas simplement fonctionnelle, mais « excellente du premier coup », contribuant directement à la satisfaction client et à la fiabilité globale du système. Dans un contexte logiciel, cela peut se traduire par de l’automatisation des tests, le peer programming, la revue rigoureuse du code, et l’optimisation continue des processus de livraison…
Finalement, essayons de dépasser la résignation culturelle
Ainsi, affirmer que « c’est normal d’avoir des bugs informatiques » revient à accepter l’inefficience comme norme. Or, dans un monde où la qualité logicielle devient un facteur différenciant de compétitivité, cette croyance est coûteuse, voire dangereuse. Scrum a ouvert une voie, celle d’une collaboration plus agile et centrée sur la valeur. Mais seul le Lean IT permet de dépasser cette résignation culturelle et de viser une transformation profonde, où la qualité et l’apprentissage ne sont plus des slogans, mais des pratiques quotidiennes. J’ai eu l’occasion de pratiquer les deux approches. Les résultats sont incontestablement différents. Pour rien au monde je ne changerais de voie. Avec le Lean IT, j’ai vu au sein de mon équipe et plus largement, des personnes qui, autrefois, travaillaient en mode « pompier », dans l’urgence permanente, basculer vers un mode et rythme de travail serein, anticipatif, capable de prendre le temps du questionnement, de l’amélioration et du teamwork. Cette évolution culturelle ne transforme pas seulement la performance : elle transforme les individus et les collectifs, en redonnant du sens et de la fierté au travail bien fait. En refusant la fatalité du bug et en choisissant le Lean comme horizon, les entreprises IT se donnent les moyens d’être non seulement plus fiables et plus innovantes, mais aussi véritablement compétitives sur le long terme.
Sophie Dufau
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