La course à l’IA que nous vivons actuellement est à la fois fascinante et inquiétante, car on voit bien le potentiel immense dans presque tous les secteurs, mais on voit aussi les problèmes qui s’installent autour de la sécurité, de la qualité, des coûts et du passage à l’échelle. Au point que certains redoutent déjà une bulle comparable à celle des années 2000, avec des milliards engagés, des retours incertains et des prototypes qui brillent en démo mais ne se transforment jamais en produit réel. Certes, on se cherche, on essaie de comprendre ce qu’est l’IA vraiment, jusqu’où on peut la pousser et quelles sont les possibilités. Et surtout, on est tous en mode FOMO (“fear of missing out”, la peur de louper un truc) : on a peur de se retrouver comme Kodak qui a raté le coche de la digitalisation, ou encore Nokia qui a raté le virage du smartphone. Alors on y va à plein régime, et on verra bien ce qui se passe.
En fait, le cœur du problème tient moins à la technologie (comment elle marche et comment l’apprivoiser ?) qu’à notre façon de mener cette course à l’IA, globalement. Il y a une grande tendance dans les boîtes où l’on demande à chacun de trouver une multitude de cas d’usage de l’IA pour améliorer sa productivité. Pas seulement dans le développement logiciel, mais aussi dans le marketing, les ventes, la RH, les opérations, etc. L’approche générale consiste à repérer des tâches répétitives ou chronophages et à les confier à un chatbot ou à un outil interne financé par l’entreprise. La plupart des investissements partent dans des proofs of concept (POC) pour “montrer que l’IA fonctionne”. Ok, on peut obtenir quelques gains rapides comme ça, mais les effets secondaires arrivent vite tels que du rework parce que la qualité des livrables se dégrade (le fameux « work slop », du travail qui paraît fini mais qu’il faut reprendre), ou des coûts d’intégration cachés qui finissent par annuler les gains de productivité.
Quand on voit l’entreprise comme une accumulation de processus et de tâches à cadencer et compter, on finit par viser le volume : produire plus, plus vite, ce qui pousse à avoir une vision court-termiste et locale de la productivité. Mais sans boussole de valeur, ce volume se transforme en surproduction : beaucoup de sorties, peu d’impact, et des coûts qui s’envolent. Cette logique de production de masse nous pousse à produire beaucoup d’information et du contenu pas toujours utiles, ni de qualité. On y perd son latin, et les IA aussi. En fait, on oublie qu’une entreprise existe pour créer de la valeur pour les clients, et rien ne garantit que des gains de productivité locaux amélioreront la qualité du produit, l’expérience client et, in fine, le business. D’ailleurs, un récent rapport du MIT Media Lab indique que 95 % des organisations ne voient aucun ROI mesurable de leur IA. Plus encore, une enquête de l’Université de Stanford montre que plus de la moitié des destinataires d’un contenu ou livrable créé avec l’IA jugent l’émetteur de moindre intelligence, créativité ou fiabilité, ce qui crée un effet de rejet et freine l’adoption de l’IA en entreprise.
Un meilleur scénario est possible et peut nous prémunir des retombées de la bulle de l’IA. Si nous cessons de voir l’entreprise comme un empilement de processus et de tâches pour la considérer comme un écosystème de création de valeur, les véritables moteurs du business deviennent évidents. La question n’est plus « combien de tâches automatiser pour quel gain local de productivité », mais comment développer les compétences et l’expertise, améliorer la qualité, et renforcer le soin apporté au produit, bref, travailler pour construire des solutions que les clients valorisent vraiment et qui créent de la valeur pour l’entreprise. C’est précisément le but du lean : faire de chacun l’artisan de son propre travail.
Tous les outils du lean et du lean engineering servent à bâtir une culture d’artisanat, pour aligner toute l’organisation sur la création de valeur. Voir l’entreprise ainsi permet de mieux orienter les expérimentations avec l’IA : on ne peut pas tout contrôler, mais on peut donner un cadre clair et laisser les personnes prendre les bonnes décisions. Le cœur du lean, ce n’est pas la productivité mais l’artisanat, c’est à dire la capacité à créer des produits fortement centrés sur la valeur et les émotions des clients, grâce à des personnes qualifiées et fières d’en garantir l’excellence, et le lean permet de le faire à grande échelle. L’IA ne peut pas faire cela seule aujourd’hui, mais elle peut soutenir celles et ceux qui le font, à condition de l’utiliser intelligemment. La vraie question est donc : comment aider les personnes à choisir les bons problèmes à résoudre et à bien les résoudre, avec ET sans l’IA.
On y parvient en mettant la valeur pour le client au centre de la stratégie et des décisions, avec un cadre simple qui se décline dans toute l’entreprise. On y arrive aussi en faisant grandir en continu les compétences et en affutant les raisonnements de chacun : savoir choisir les bons problèmes, les aborder de la bonne façon et les résoudre efficacement, au bon niveau de qualité. Par exemple, Toyota utilise l’IA pour élargir l’exploration en design dans une logique “set-based design”, en générant et comparant diverses pistes sous de vraies contraintes de sécurité, d’aérodynamique, de réparabilité ou de coût, tout en conservant un geste très artisanal : les équipes continuent de fabriquer des maquettes en carton et des prototypes physiques, parce que rien ne remplace le contact avec la réalité d’usage, la perception des volumes à l’œil nu, la sensation de prise en main, le jeu des reflets et des bruits dans un espace réel. L’IA ouvre et accélère le champ des possibles, la main et l’œil gardent l’ancrage au terrain, et c’est le dialogue entre les deux qui donne des décisions solides, cohérentes et soutenables.
La frénésie de l’automatisation IA n’est pas seulement problématique parce qu’elle crée peu de valeur et du “slop”. Elle l’est aussi parce qu’on oublie les coûts, et c’est là que le désastre nous pend au nez. Un POC paraît bon marché sur papier, mais, une fois déployé, la note grimpe : chaque usage a un prix, l’intégration dans les métiers prend du temps, la supervision humaine reste nécessaire, la maintenance s’accumule, et les volumes réels font exploser la facture. Sans parler du fait que les ¾ des POCs ne voient jamais le jour ! La faute à des objectifs flous, une préparation des données insuffisante et un manque d’expertise interne, qui coulent de nombreux POC d’IA, sans oublier les validations trop zélées et la pression mal orientée venue du sommet. Ajoutons que nous ne payons probablement pas encore le vrai prix de l’IA : si les tarifs, les volumes ou la régulation évoluent, l’addition s’alourdira très vite. Pendant ce temps, la valeur perçue n’augmente pas au même rythme : les marges se serrent, les budgets dérapent, on gèle des projets et on détricote des intégrations, exactement la dynamique qui accélère l’éclatement d’une bulle. Le lean engineering apporte deux pratiques utiles pour freiner cette euphorie. Tout d’abord, fixer un coût cible et comprendre l’empilement des coûts dans le produit final. Cette compréhension guide les choix techniques dès le début pour éviter de construire quelque chose de cher… sans valeur. Ensuite, orienter le design vers la valeur (“design-to-value”), afin que chaque décision de design accroisse la valeur pour le client, comme la qualité ressentie, la fiabilité à l’usage, la rapidité du service, etc.
N’oublions pas que le driver n°1 d’un business, c’est la valeur perçue par les clients. Si l’on utilise l’IA pour autre chose, comme produire plus vite des livrables moyens ou empiler des POC sans objectif de valeur clair, on confond vitesse locale et progrès réel et on finit par fabriquer du “slop”, au détriment de la confiance des clients et de l’énergie des équipes. Le deuxième driver d’un business, ce sont les personnes : leurs compétences, leur capacité à juger ce qui est juste, et la fierté qu’ils ressentent du travail bien fait. C’est aux dirigeants de donner une orientation claire et un cadre simple de création de valeur, que chacun puisse appliquer à son propre travail. Avec ce cadre, les équipes peuvent décider en autonomie si un outil d’IA crée de la valeur pour les clients et comment l’implémenter au bon niveau de qualité.
En bref, là où la production de masse cherche le volume et la vitesse, le lean cherche la justesse : décider mieux, faire ce qui compte, et le faire bien. Quand elle sert la valeur, l’IA devient un accélérateur d’apprentissage donc un multiplicateur de résultats. Le lean décuple cet effet en fournissant une boussole claire.
Pour se donner une meilleure chance de gagner la course à l’IA, voici deux questions simples pour se guider au quotidien :
1. Ce que je fais avec l’IA augmente-t-il vraiment la valeur perçue par mes clients ?
2. Ce que je fais avec l’IA accélère-t-il l’apprentissage et la montée en puissance de mes équipes, ou bien fabrique-t-il du “slop” qu’il faudra reprendre ?
Sandrine Olivencia
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